Histoire de la République de Gênes. Emile Vincens
manquait de tout, se trouva dans l'abondance tout à coup. Sur le tiers du butin qui fut délivré aux Génois, un quinzième fut d'abord mis à part pour les galères: du surplus il en échut à chaque homme 48 sous, monnaie poitevine, et deux livres de poivre, outre l'honoraire du consul ou des capitaines des galères, lequel fut très-considérable, dit Caffaro.
On ne dit nulle part, et il est infiniment peu probable, que le reste de l'armée des croisés ait eu une distribution de poivre5. Il est évident qu'au milieu de ces combattants, les Génois, toujours marchands, ont demandé d'avoir dans leur lot une denrée propre à leur commerce d'importation en Europe. Quand des objets d'une revente lucrative tombaient par le partage ou par le pillage dans les mains des autres guerriers, on peut être certain qu'ils ne tardaient pas à passer dans celles des Génois. Ils avaient l'industrie d'acheter et vendre, de l'argent économisé, des valeurs d'échange, et des vaisseaux pour enlever ce qui devenait leur proie. Il est vraisemblable que, dans ces marchés de captifs dont on nous parlait tout à l'heure, les fantaisies étaient pour les chevaliers, et les bonnes affaires de cet odieux commerce étaient pour les gens de Gênes.
C'est dans le butin de Césarée qu'ils se firent adjuger le fameux vase connu sous le nom de Catino, qu'ils payèrent d'un prix considérable; car ils le crurent fait d'une émeraude d'une grandeur démesurée. Ils y attachèrent une telle valeur qu'un de leurs écrivains des siècles postérieurs, recherchant si le roi Baudouin était en personne au siège de Césarée, affirme, contre l'autorité de Guillaume de Tyr, que ce prince était absent, car s'il eût été là, dit-il, Gênes n'aurait pas obtenu le Catino. Mais ce qui est surprenant, Caffaro ne parle point de l'acquisition de cette merveilleuse émeraude. Ce n'est pas par ce témoin oculaire du sac de Césarée que nous savons que cette relique en provient. C'est l'archevêque de Tyr qui nous apprend qu'elle fut prise et évaluée dans ce partage à une forte somme d'argent. Il ajoute que les Génois la demandèrent pour en faire don à leur église dont elle serait le plus bel ornement. Aujourd'hui, dit-il, ils ont coutume de la montrer comme une merveille aux hommes considérables qui passent par leur ville, et ils s'obstinent à faire croire que ce vase est d'émeraude, parce qu'il en a la couleur6.
CHAPITRE IV.
Établissements des Génois dans la terre sainte.
Chargée de richesses et de précieuses dépouilles, la flotte génoise quitta la Syrie au mois de juillet 1101, et rentra en triomphe dans le port de Gênes au mois d'octobre.
(1102) La compagnie arrivait alors à son terme. Il s'en forma une autre pour quatre ans, et ce mode d'association se renouvela de période en période jusqu'en 1122. On peut juger des profits obtenus dans la première société, d'après l'accroissement des moyens et des forces développés par la seconde: l'une avait fourni vingt-huit galères, l'autre en mit soixante et dix à la mer.
Embriaco fut un des consuls de la société. Mais on ne sait s'il s'embarqua, le consulat n'étant que de quatre membres, tandis que le précédent en avait six. Il est probable qu'aucun des quatre ne s'absenta de Gênes; ils furent, ainsi que leurs prédécesseurs, les consuls de la république comme de la compagnie. L'usage de laisser ces doubles fonctions unies dans les mêmes mains passa généralement en habitude.
L'apparition de la flotte en Syrie y ranima l'espérance, car, dans l'intervalle, les affaires du royaume de Jérusalem avaient couru de grands dangers. On avait perdu la sanglante bataille de Ramla, d'où Baudouin, cru mort ou prisonnier, ne s'échappa que par miracle. Il avait obtenu quelques succès en compensation de ce désastre. Mais l'Égypte envoyait de moment en moment des foules innombrables d'assaillants, et toutes les forces s'épuisaient à les chasser. Quand ils se présentaient en face, la valeur chevaleresque des croisés ne savait ni les compter ni les craindre. Mais les ennemis venaient par mer; les villes nombreuses qui leur restaient sur la côte, tenues par des émirs, leur livraient le passage à l'improviste sur les flancs ou sur les derrières des troupes chrétiennes. Jérusalem même n'était pas a l'abri d'une surprise. L'intérêt de s'emparer des ports de mer, de les ouvrir aux secours, de les fermer aux ennemis, était très-grand pour les croisés; on avait inutilement essayé d'assiéger quelques-unes de ces places. Le succès ne pouvait s'espérer sans le concours des opérations maritimes, et l'on voyait reparaître avec joie le secours des Génois, déjà éprouvé.
Le comte de Toulouse en profita le premier. Il leur persuada d'entreprendre la conquête de Gibel, ville située entre Laodicée et Tortose sa conquête; les Génois désiraient s'acquérir une ville, et le comte voulait écarter de Tortose les Sarrasins qui tenaient Gibel. La ville, vivement attaquée, fut enfin conquise1.
Le roi se hâta de proposer une entreprise bien plus considérable. Il ne s'agissait pas moins que de s'emparer de Ptolémaïs, cette grande et forte cité maritime dont l'ancien nom d'Accon ou d'Acron subsiste toujours dans celui de Saint - Jean - d'Acre (1104). Ici les Génois marchandèrent; les avantages qu'ils avaient obtenus à Césarée ne leur suffirent plus, et leur assistance fut enfin achetée à plus haut prix. Par un traité, dont l'instrument se conserve2, le roi leur concéda à perpétuité le tiers des revenus publics des villes et des ports de Césarée, d'Arsur et d'Accon, ainsi que des conquêtes qui se feraient avec leur concours. Il leur accorde en outre d'amples privilèges; et, comme pour laisser un monument tout à la fois de la jalousie mercantile des Génois et de la faiblesse, en Ligurie, de cette république qui en Syrie dicte des lois, ils font expressément stipuler l'exclusion des navigateurs de Savone, de Noli et d'Albenga, trois bourgs que Gênes voit de ses murs et qu'elle ne pouvait réduire.
Cette convention écrite et jurée, on attaque Ptolémaïs, les galères bloquent le port; les machines génoises, lançant des roches qui écrasent les maisons, secondent le siège mis par terre. Au bout de vingt jours de souffrances, les assiégés sont réduits à capituler. Ils demandent pour chaque famille le libre choix de rester dans la ville ou de se retirer eu emportant leurs effets. Deux historiens rapportent que cette capitulation déplut aux Génois: ils s'opposèrent longtemps à ce que les habitants pussent rien retirer. Cependant le roi et le patriarche, désirant que rien ne retardât la reddition de la place, insistèrent et arrachèrent le consentement de leurs alliés. Alors Baudouin promit par serment aux Sarrasins la libre sortie de leurs personnes et de leurs propriétés mobilières. Sur cette foi, la ville fut ouverte aux chrétiens. Mais, en y entrant, les Génois, furieux de voir emporter des biens qu'ils regardaient comme leur juste proie, se jetèrent sur les vaincus et donnèrent le signal du massacre et du pillage: exemple que la plupart des assiégeants suivirent avec avidité. Le roi, désespéré d'encourir involontairement le reproche de parjure, employa tout son pouvoir à faire cesser les violences. Il voulait en punir les auteurs et les faire charger par ses chevaliers. Le patriarche intervint et réussit, en le calmant, à rétablir la concorde. Guillaume de Tyr ne parle point de cet incident: il raconte la capitulation conclue et exécutée. Plus tard à Tripoli une violation semblable des traités a été imputée à l'avidité des Génois; on ne sait si les auteurs ont confondu, et s'ils ont chargé mal à propos la foi de ce peuple de deux crimes pour un seul méfait.
Si la colère du roi fut excitée, elle ne lui ôta pas le sentiment des services reçus. Non-seulement la convention faite au profit des Génois fut accomplie dans Ptolémaïs, mais Baudouin y donna des maisons et des propriétés aux individus qui s'étaient distingués, suivant les beaux faits et les mérites de chacun3.
(1105) Le traité fait avant la prise de la ville fut renouvelé après la conquête, et il est probable que c'est alors que les concessions obtenues passèrent au nom de la commune de Gênes, de quelque manière que les intérêts des actionnaires de la compagnie aient été indemnisés ou confondus dans ceux du corps de la république. Ces conventions sont écrites en forme de décrets royaux4. Baudouin y reconnaît que Dieu a donné la ville d'Accon à son saint sépulcre par la main de ses fidèles serviteurs les Génois, nation glorieuse qui, venue avec la première armée des chrétiens, a virilement contribué à l'acquisition de Jérusalem, d'Antioche, de Laodicée, de Tortose, qui a conquis pour elle-même Gibel5, Césarée et Arsur, et les a ajoutés au royaume de Jérusalem. C'est pourquoi Baudouin lui concède à perpétuité une rue dans Jérusalem, une autre dans Jaffa, et la troisième partie de Césarée, d'Arsur et d'Accon.
Après