L'épouvante. Maurice Level

L'épouvante - Maurice Level


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le passer à tabac, le pochard attardé ou le laitier surpris en train de baptiser sa marchandise: La Police? C'était ça. Onésime Coche, lui, était ce qu'elle devrait être: le gardien vigilant et fidèle, adroit et résolu, capable de veiller sur la sécurité des habitants. Quel parallèle! Quelle leçon et quels enseignements!… Il voyait déjà l'article qu'il écrirait le lendemain, et se réjouissait en songeant à la tête des agents de la Sûreté. Lui, simple journaliste, allait leur apprendre leur métier! L'article aurait un titre sensationnel, un chapeau savant, des sous-titres imprévus… Quel papier!…

      Mais ce mot magique «La Police» demeura sans écho comme les autres. Pas un murmure ne troubla la majesté du silence. Coche pensa que son truc ne valait rien, que le danger demeurait pareil. Une chose cependant le rassura. Ses yeux habitués à l'obscurité distinguaient peu à peu les objets. À quelques pas de lui, il aperçut une vague lueur. En déplaçant la tête, il remarqua que cette lueur éclairait un peu le plancher. Il avança et se trouva devant une fenêtre. Un rayon de lune glissait entre les volets clos. Par les fentes des persiennes il vit une petite bande du jardin, et, une autre bande un peu plus sombre qui devait être le boulevard. Il ne s'attarda point à goûter le charme du clair de lune et du ciel piqué d'étoiles. Rien ne convenait moins à sa nature violente, à son tempérament de combat, que le silence, les gestes lents et les précautions sans fin. Tour à tour il avait été patient, sournois, timide, presque poltron… Mais tout a une fin: il était entré dans cette maison pour savoir: il saurait.

      Il fit donc demi-tour, plaqua sa main sur la muraille, et ayant rencontré sous ses doigts une porte, en saisit le bouton, le tira à lui, afin qu'on ne pût l'ouvrir sans effort de l'intérieur et cria, plutôt qu'il ne dit:

      — Pour Dieu! n'ayez pas peur et ne tirez pas!

      Il compta jusqu'à trois et ne recevant pas de réponse, ouvrit violemment. Il s'attendait à éprouver de la résistance: au contraire, emporté par son élan il tomba la face en avant, et se heurta le front. Dans le geste qu'il fit pour se retenir, il accrocha une chaise qui bascula sur le plancher avec un grand bruit.

      — Cette fois, se dit-il, avec un vacarme pareil, on va m'entendre, enfin!…

      Mais, quand le fracas du meuble renversé eut cessé de rebondir dans la maison, pas une voix ne s'éleva, pas un murmure ne traversa la nuit, pas un souffle ne le fit tressaillir.

      — Allons, pensa-t-il, les cambrioleurs étaient plus forts que moi. La cage était vide, et ils le savaient, les bougres! Ils ont travaillé tout à leur aise, et n'ont même pas éprouvé le besoin, ouvriers méthodiques, de refermer les portes derrière eux. Voilà pourquoi je suis entré si aisément.

      Un commutateur électrique se trouvait sous ses doigts: il le tourna. Une lumière flamba, éclairant une pièce assez vaste, et quand ses yeux, une seconde surpris et clignotants, purent regarder, ce fut pour voir un spectacle à la fois si imprévu et si horrible qu'il sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, et qu'il étouffa mal un hurlement d'épouvanté.

      La chambre était dans un état de désordre insensé. Une armoire ouverte montrait des piles de linge bousculées, des draps pendants, comme arrachés et maculés de taches rouges. Des tiroirs béants on avait retiré des papiers, des chiffons, de vieilles boites qui jonchaient le plancher. Près d'un rideau, sur le mur tendu d'étoffe claire, une main s'étalait, toute rouge, les doigts ouverts. La glace de la cheminée fendue dans toute sa hauteur était crevée en son milieu, et des débris de verre étincelaient sur le plancher. Sur la toilette, parmi des enveloppes froissées, des bouts de linges et de corde traînaient; la cuvette remplie d'une eau rouge avait débordé, et des flaques de même couleur éclaboussaient le marbre blanc. Une serviette tordue portait les mêmes traces: tout était saccagé, tout était rouge. Les pieds, en se posant sur le tapis, faisaient un bruit semblable à celui du sable mouillé qu'on piétine sur les plages à la marée montante; enfin, sur le lit, rejeté en travers, les bras en croix, serrant un goulot de bouteille dont les éclats lui avaient entaillé la main, un homme était étendu, la gorge ouverte de l'oreille gauche au sternum, par une effroyable blessure d'où le sang avait rejailli sur les oreillers, les draps, les murs et les meubles en une giclée violente. Sous la lumière crue, dans l'horrible silence, cette chambre où tout était rouge, où partout le sang avait collé ses taches, n'avait plus l'air d'une chambre, mais d'un abattoir.

      Onésime Coche embrassa tout cela d'un seul regard, et son épouvante fut telle qu'il dut d'abord s'appuyer au mur pour ne pas tomber, puis faire appel à toute son énergie pour ne pas fuir. Une bouffée de chaleur lui monta au visage, un grand frisson le secoua et une sueur glacée se répandit sur ses épaules.

      Par curiosité, par hasard ou par profession, il lui avait été donné de contempler bien des spectacles effrayants: jamais il n'avait éprouvé une angoisse pareille, car, toujours, jusqu'ici, il savait ce qu'il allait voir ou du moins il savait «qu'il allait voir quelque chose». Puis, pour soutenir son courage, pour vaincre son dégoût, il avait eu le voisinage d'autres hommes, ce coude à coude qui rend braves les plus peureux. Pour la première fois il se trouvait à l'improviste et seul devant la mort… et quelle mort!…

      Il se redressa cependant. La glace fendue lui renvoya son image. Il était blême, un grand cercle bistré entourait ses yeux, ses lèvres sèches s'entr'ouvraient dans un rictus affreux et, sur son front où perlaient des gouttes de sueur, près de sa tempe droite que rayait un filet de sang, une tache rouge apparaissait.

      Tout d'abord, ne se souvenant pas du choc qu'il avait ressenti en poussant la porte, il crut que la tache était sur la glace et non sur lui. Il inclina la tête de côté: la tache se déplaça avec lui. Alors, il eut peur vraiment, horriblement. Non plus la peur de la mort, du silence et du meurtre, mais la peur obscure, insoupçonnée, d'une chose surnaturelle, d'une folie soudaine éclose en lui. Il se rua vers la cheminée et, les deux mains crispées au marbre, la face tendue, se regarda. Il respira plus librement. Avec la vision précise de la blessure, sa mémoire était revenue. Il sentit la douleur de sa chair meurtrie, et se réjouit presque d'avoir mal. Il prit son mouchoir, épongea le sang qui avait coulé jusque sur sa joue et son col. La déchirure était insignifiante: une section nette de deux centimètres environ qui avait beaucoup saigné comme saignent toutes les plaies de la face et qu'entourait une zone contusionnée d'un rosé violacé à peine plus large qu'une pièce de quarante sous. À cet instant — une minute à peine s'était écoulée depuis son entrée dans la chambre - - il songea au corps immobile, étendu sur le lit, à la plaie hideuse entrevue, à cette face d'épouvante enfoncée dans la blancheur des draps, avec son menton projeté en avant, son cou tendu et comme offert à un nouvel égorgement, dont l'image se reflétait dans la glace, près de la sienne. Il se dirigea vers le lit, écrasant sous ses pieds des débris de verre, et se pencha.

      Il n'y avait presque pas de sang autour de la tête. Mais la nuque, les épaules, baignaient dans une flaque rouge coagulée. Avec des précautions infinies, il prit la tête entre ses mains, la souleva: la plaie s'ouvrit, plus large, comme une effroyable bouche, laissant sourdre, avec un léger clapotis, quelques gouttes de sang. Un caillot épais adhérait aux cheveux, et s'étira suivant le mouvement du crâne. Il reposa la tête, doucement. Elle avait gardé, dans la mort, une indicible expression d'effroi. Les yeux encore brillants avaient une fixité extraordinaire. La lumière de la lampe électrique y mettait deux flammes autour desquelles Onésime Coche regardait deux petites images à peine voilées qui étaient son image. Pour la dernière fois, le miroir de ces yeux sur qui avaient passé les visages des meurtriers réfléchissaient une face humaine. La mort avait fait son oeuvre, le coeur avait cessé de battre, les oreilles d'entendre, le dernier cri avait roulé entre ces lèvres retroussées, le dernier râle avait buté contre la barrière de ces dents couvertes d'écume… cette chair encore tiède ne tressaillerait plus jamais, ni sous la caresse d'un baiser, ni sous la morsure du mal.

      Brusquement, entre ce mort et lui, une autre image se dressa: celle du trio du boulevard Lannes. Il revit le petit homme au paquet bleu, le blessé avec son oeil tuméfié, sa mâchoire de brute, et la fille en cheveux. Il entendit la voix brève et canaille qui disait: «Ça se lave, ça s'essuie pas». Et le drame lui apparut terriblement


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