L'épouvante. Maurice Level

L'épouvante - Maurice Level


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sauté dessus; lui, pour se défendre, s'était armé d'une bouteille, et, tapant au hasard, avait atteint au front l'un de ses agresseurs. La lutte avait continué encore quelques instants, à en juger par tout le sang répandu, les meubles renversés. Enfin, la victime s'était adossée contre son lit; l'un des hommes alors l'avait saisie par le col de sa chemise où se voyaient des marques rouges, et maintenu sur le dos tandis que l'autre, d'un seul coup, lui tranchait la gorge. Après, c'avait été le pillage, la recherche fiévreuse de l'argent, des titres, des bibelots de prix, puis la fuite…

      Onésime Coche se retourna, afin de résumer dans sa pensée toute la scène. Sur la table, trois verres étaient posés dans lesquels il restait un peu de vin. Leur forfait accompli, les meurtriers ne s'étaient pas sauvés tout de suite: certains de n'être plus dérangés, ils avaient bu. Ensuite ils s'étaient lavé les mains, et avaient essuyé leurs doigts.

      Une fureur soudaine envahit l'âme du reporter. Il serra les poings et gronda:

      — Ah! les crapules! les crapules!

      Qu'allait-il faire maintenant? Chercher du secours? Appeler? À quoi bon? Tout était fini, tout était inutile. Il demeurait immobile, hébété, le cerveau rempli par la vision du meurtre. Et soudain, son esprit joignit les assassins. Il les devina assis dans quelque bouge, partageant le butin, maniant de leurs doigts rougis les objets dérobés. Pour la seconde fois, il murmura:

      — Crapules! Crapules!…

      Un désir l'envahit de les retrouver, et de les voir, non plus triomphants et féroces ainsi qu'ils avaient dû s'asseoir à cette table, près de ce cadavre, mais effondrés, livides, grimaçants, au banc de la cour d'assises, entre deux gendarmes. Il imagina ce que pourraient être leurs horribles faces tandis qu'on leur lirait l'arrêt de mort, et leur marche à la guillotine, au petit jour, sous la lueur du matin blême. La loi, la force, le bourreau lui apparurent formidables, terribles et justes. Tout d'un coup, par un revirement soudain, cette loi, cette force, et ce bras séculier lui semblèrent des fantoches ridicules dont se riaient les criminels. La Police, incapable de veiller sur la sécurité des gens, était trop maladroite pour mettre la main sur les assassins. De temps en temps, elle en arrêtait bien un, au petit bonheur, et parce que le hasard se mettait dans son jeu. Mais, pour un gredin pris au collet, combien de crimes impunis! La Police se fait non avec des brutes solides, mais avec des cerveaux intelligents, avec des artistes véritables, des hommes qui considèrent leurs fonctions moins comme un métier que comme un sport. Pour peu qu'un criminel ne commette pas une lourde maladresse, il est sûr de l'impunité. L'homme qui ne laisse rien derrière lui, peut voler, tuer en toute sécurité. Le crime découvert, on cherche dans l'entourage de la victime, on fouille sa vie au hasard, on remue ses papiers. Si le meurtrier n'a jamais été mêlé à son existence, au bout de quelques mois de recherches, après qu'un juge d'instruction entêté ait gardé sous les verrous un pauvre diable dont l'innocence finit par éclater, l'affaire est classée, et les criminels, enhardis par le succès, recommencent, plus forts et plus introuvables cette fois, parce que les maladresses des policiers dont ils ont pu suivre le travail, leur ont enseigné l'art de ne pas se faire prendre.

      Et pourtant, quel métier plus passionnant, que celui de chasseur d'homme? Sur un indice à peine perceptible pour d'autres yeux, revivre tout un drame, dans ses moindres détails! D'une empreinte, d'un bout de papier, d'un objet déplacé, remonter à la source même des faits! Déduire de la position d'un corps, le geste du meurtrier; de la blessure, sa profession, sa force; de l'heure où le crime fut commis, les habitudes de l'assassin. Par le seul examen des faits, reconstituer une heure comme un naturaliste reconstitue l'image d'un animal préhistorique à l'aide d'une seule pièce de son squelette… quelles sensations prodigieuses, quel triomphe! L'inventeur en connaît-il de supérieures, lui qui, pendant des jours et des nuits, s'enferme dans son laboratoire, acharné à trouver la solution d'un problème!… et le but qu'il poursuit lui est immobile. Il sait que la vérité est une et ne se déplace pas, que les événements ne la modifient pas, que tous les pas qu'il fait le rapprochent d'elle; il sait qu'il avance lentement, mais sûrement; que, si la voie qu'il a choisie est bonne, la solution ne peut, à la dernière seconde, lui échapper. Pour le policier, au contraire, c'est l'angoisse de tous les instants, la piste qui se fausse, le but, un instant entrevu, qui disparaît, le problème renouvelé sans cesse, avec la solution qui s'éloigne, se rapproche, et semble fuir; c'est le cri de triomphe soudain arrêté dans la gorge, la vie multiple, surnaturelle, faite de tous les espoirs, de toutes les craintes de toutes les déceptions; c'est la lutte contre tout, contre tous, exigeant à la fois la science du savant, la ruse du chasseur, le sang-froid du chef d'armée, la patience, le courage et l'instinct supérieur qui seuls font les grands hommes, et, seuls, conduisent aux grandes choses. Ces minutes prodigieuses, songeait Coche, je voudrais les connaître, les vivre; je voudrais être parmi la meute inintelligente des policiers qui, demain, battront le terrain, le limier galopant sur la bonne piste. Sans souci du danger et sans le secours de personnel, je voudrais faire ce métier et montrer cette chose extraordinaire: un homme seul, sans ressource, sans autre appui que sa volonté, sans autres renseignements que ceux qu'il aurait su trouver lui-même, arrivant à la vérité, puis, sans cri, sans combat, déclarant le plus simplement du monde, un beau jour:

      — «À telle heure, à tel endroit, vous trouverez les meurtriers. Je dis qu'ils seront là, non parce que le hasard m'a mis sur leurs traces, mais parce qu'ils ne peuvent se trouver ailleurs; et ils ne peuvent se trouver ailleurs par la seule raison que les événements provoqués par moi les ont obligés à venir donner dans le piège chaque jour plus étroit et plus solide que j'ai tendu sous leurs pas.»

      J'emploierais à cela tout le temps nécessaire, mes nuits, mes jours, pendant des semaines et des mois. Ainsi, je connaîtrais cette volupté d'être celui qui cherche, et trouve. Auprès de cela parlez-moi des émotions du jeu, de l'ivresse de la découverte! J'aurais goûté toutes les voluptés en une seule… Toutes?… À la vérité, il m'en manquerait une: la peur… La peur qui décuple les forces, double, triple les heures… Mais, alors… il est donc une volupté supérieure à celle de la poursuite?… Oui! celle d'être poursuivi.

      Ah! La bête traquée par les chiens, qui fuit vers l'horizon mouvant, heurtant son front aux branches basses, arrachant ses flancs aux halliers, quelle histoire de l'épouvante elle pourrait dire, si la pensée habitait son cerveau! Le coupable qui se sent découvert, qui croit, à chaque carrefour, voir se dresser devant lui la justice; pour qui les jours ne savent pas finir, pour qui les nuits se peuplent d'affreux rêves, et les réveils d'ivresse folle et fugitive, il doit connaître tout cela! Pour peu que son âme soit bien trempée, quelles joies rapides, mais puissantes, ne doit-il pas éprouver lorsqu'il est parvenu à mettre en défaut l'habileté de ceux qui le harcèlent, à les lancer sur une fausse piste, et à reprendre haleine, tout en les voyant chercher, s'énerver, s'arrêter et repartir encore, jusqu'à ce que leur instinct ou leur clairvoyance les ait remis sur le bon chemin!… Cela, vraiment, c'est la lutte, le combat d'homme à homme, la guerre sans pitié, avec ses dangers et ses ruses. Tout l'instinct de la bête est là: c'est l'image de ces combats effroyables, qui jettent les êtres les uns contre les autres, depuis que le monde est monde et qu'il faut conquérir la proie de chaque jour. N'est- ce pas à ce jeu terrible que l'enfant demande ses premières joies? Sans le savoir, jouant à cache-cache, il s'apprend à jouer à la vraie guerre d'embuscade, cette guerre de partisan qui use les armées plus sûrement que vingt batailles…

      Le problème se résume ainsi: à la recherche de sensations nouvelles, dois-je préférer le rôle de chasseur à celui du gibier? le rôle du policier à celui du criminel? Cent autres avant moi se sont faits policiers amateurs, mais nul ne s'est essayé dans le rôle du coupable. Je le choisis. Sans doute, n'ayant rien à me reprocher, j'en ignorerai les angoisses réelles, mais il me restera tous les plaisirs de la ruse. Joueur au portefeuille vide, je saurai du moins suivre sur le visage de mon partenaire les émotions de la partie. Ne risquant rien, je n'aurai rien à perdre, mais, au contraire, tout à gagner. Et si le bienheureux hasard veut qu'on m'arrête, journaliste avant tout, je devrai à la police le reportage le plus sensationnel qui ait jamais été fait et dont le titre pourrait être:

      «SOUVENIRS


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