La Presse Clandestine dans la Belgique Occupée. Jean Massart
2. Réimpression de journaux et de livres.
On comprend que, malgré l'activité des introducteurs de journaux et de livres étrangers, il n'y ait que quelques privilégiés qui puissent les lire dans le texte original. Il était pourtant urgent d'immuniser la population tout entière contre le virus allemand, qui sans cela aurait pu s'infiltrer dans les esprits et énerver les courages. C'est pourquoi on se préoccupa tout de suite de renseigner les Bruxellois sur la marche des opérations militaires. Chaque jour, de multiples personnes achètent des journaux anglais et français, et copient à la machine à écrire les passages les plus saillants. Les feuillets sont ensuite distribués en cachette, soit gratuitement, soit à un prix minime (et le plus souvent au profit de la Croix-Rouge ou du Comité national de secours et d'alimentation).
Ces sortes de journaux, qui sont au nombre d'une quinzaine, combattent sans répit l'influence démoralisante des affiches allemandes. Rien d'étonnant donc à ce que les autorités s'efforcent de dépister les dactylographes. Naturellement, c'est surtout par le moyen d'agents provocateurs qu'on met la main sur les éditeurs de nouvelles de la guerre. Mais autre chose est d'emprisonner un patriote et d'arrêter une propagande patriotique: à peine un éditeur est-il condamné qu'un autre prend sa place.
A côté des feuillets qui permettent aux lecteurs de suivre au jour le jour les événements de la guerre, d'autres oeuvres réimpriment des chroniques, des poésies, des manifestes, des discours, des documents diplomatiques, des articles de tout genre.
L'une de ces oeuvres est la Revue hebdomadaire de la Presse française, qui paraît régulièrement en fascicules de seize pages. Elle se dit «soumise à la censure K. K.» (pl. IX) et donne, outre quelques articles originaux, des extraits de journaux français, tels que Le Temps, Le Figaro, Le Matin, Le Journal des Débats... ou suisses, comme Le Journal de Genève et La Gazette de Lausanne; elle reproduit aussi des articles du Bureau documentaire belge, du Courrier de l'Armée belge, du XXe Siècle, de L'Écho belge et d'autres journaux belges. De temps en temps un numéro est consacré en entier à un seul auteur. C'est ainsi que la Revue a reproduit Sur la Voie glorieuse, d'Anatole France, et une belle série de dessins de Louis Raemaekers. (Pour ceux-ci elle s'excuse de n'avoir pas pu les faire «grafer au purin».)
L'Écho de ce que les journaux censurés n'osent ou ne peuvent pas dire paraît à intervalles irréguliers.
Une autre publication du même genre, La Soupe, donne chaque semaine une cinquantaine de pages dactylographiées, ce qui équivaut à plus de cent pages d'un volume in-8. C'est par elle que nous avons connu les Rapports de la Commission d'enquête belge, des extraits du Livre Bleu et du Livre Jaune, le texte français de l'Appel des 93 Intellectuels allemands et une douzaine de ripostes à ce manifeste, la Lettre de M. Romain Rolland à Gerhart Hauptmann et la réponse de celui-ci, les poésies de M. Rostand (La Cathédrale), de M. Miguel Zamacoïs (La Cathédrale de Reims, Les Belges), d'Émile Verhaeren (La Belgique sanglante), la Lettre pastorale de Mgr Mercier, La Belgique martyre de M. Pierre Nothomb, les discours de M. Henry Carton de Wiart à l'Hôtel de Ville de Paris, de M. Lloyd George au Queen's Hall, de M. Maurice Maeterlinck à la Scala de Milan, les lettres de Me Théodor au baron von Bissing, les sermons du R. P. Janvier, de M. Bloch, grand rabbin de Belgique, etc., etc.
La même revue nous tenait aussi au courant des méthodes de la propagande allemande. Elle nous a permis de juger à leur juste valeur, qui est peu élevée, les publications de propagande tudesques: Journal de la guerre, La Guerre, Die Wahrheit über den Krieg (La vérité au sujet de la guerre), Sturmnacht in Loewen (Nuit d'alarme à Louvain), etc. Ces extraits ont été largement répandus. Nous estimions en effet que rien n'est plus utile à notre propagande que de donner de la publicité aux brochures de propagande de nos ennemis, afin de montrer à tous comment ils torturent la vérité. Ainsi en publiant leur récit, Cruauté contre un couvent 4, ils nous ont rendu un service inappréciable, tant les mensonges y sont lourds et évidents. Furent également traduits et publiés les articles de M. le capitaine Bloem (La Campagne des atrocités) 5, de M. von Bissing fils (La Belgique sous l'administration allemande) 6, etc.
4 [ Voir Comment les Belges résistent..., p. 278.]
5 [ Ibid., p. 232.]
6 [ Ibid., p. 409.]
Beaucoup de dessins aussi ont été reproduits par les Belges, soit par des procédés mécaniques, soit par la photographie. Citons un seul cas. On avait réussi à faire entrer en Belgique un exemplaire des admirables dessins de M. Louis Raemaekers: De Toppunt der Beschaving. Il passait rapidement d'une maison à l'autre jusqu'au jour où il fut découvert par les Allemands lors d'une visite domiciliaire. Inutile de dire qu'il fut aussitôt retiré de la circulation. Toutefois, l'un des premiers possesseurs de la collection avait eu soin de photographier toutes les planches, et bientôt l'exemplaire unique fut remplacé par une foule de copies.
Plus tard, un prohibé spécial, La Cravache, a répandu par tout le pays les dessins de Raemaekers.
Même de la musique fut imprimée en cachette et vendue à Bruxelles. Tipperary, par exemple, coûtait 1 franc (au profit d'oeuvres charitables), pendant l'hiver 1914-1915.
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Nous n'avons guère parlé que des reproductions par la dactylographie ou la photographie. Mais des procédés aussi encombrants ne sont naturellement pas applicables à des ouvrages de longue haleine. Ceux-ci sont donc réimprimés par la typographie. Le premier livre qui fut ainsi reproduit est celui de Waxweiler, La Belgique neutre et loyale. Nous avions reçu quelques exemplaires de la Suisse,—par l'Allemagne!—mais l'épaisseur du papier rendait leur dissémination assez pénible. C'est pourquoi on le réimprima sur papier fin. Depuis lors, on a réédité les articles de Pierre Nothomb, La Belgique martyre; ceux du baron Beyens, L'Empereur Guillaume, La Famille impériale; Les Rapports de la Commission d'enquête belge; Le Livre Jaune, et bien d'autres. La Libre Belgique a donné en supplément J'accuse. L'opération la plus délicate fut la traduction en français du King Albert's Book. On en avait vendu plusieurs milliers d'exemplaires au profit de La Soupe (c'est le nom que porte à Bruxelles le Comité national de Secours et d'Alimentation). Mais une deuxième édition était devenue nécessaire. Or, voilà qu'au milieu du tirage les Allemands envahissent les ateliers et saisissent, en même temps que le personnel, la composition, le papier, les feuilles déjà tirées et tout le matériel de l'imprimerie. Ils se croyaient débarrassés définitivement du Livre du Roi Albert quand, à leur profonde vexation, une semaine après, 10.000 nouveaux exemplaires apparurent sur le marché clandestin.
Autre exemple de réimpression. En mai 1916, a paru à Arlon une «édition de guerre» du livre de M. H. Grimauty, Six Mois de guerre en Belgique, par un soldat belge.
3. Les publications originales.
Voyons maintenant les plus intéressantes de nos publications: les journaux et les brochures donnant, non des réimpressions de livres, de chroniques, de poésies... faites à l'étranger pour l'étranger, mais des articles écrits par des Belges résidant en Belgique à l'intention de leurs co-prisonniers.
La toute première place est tenue par un journal, La Libre Belgique. Du 1er février 1915 au 31 décembre 1916, il en a paru 100 numéros.
Ceux-là