Les gens de bureau. Emile Gaboriau
Caldas prit à droite, hâtant le pas pour rejoindre son pilote. Il marcha droit devant lui, enfila le corridor B, descendit l'escalier 3, gagna l'aile nord, et comme il n'avait pas eu la précaution en passant le matin dans le Luxembourg de ramasser des cailloux à l'instar du Petit-Poucet, il se trouva complètement désorienté dans les parages du corridor L.
Un monsieur passa tête nue avec des paperasses sous le bras; Romain l'aperçut avec plus de joie que Colomb les premiers oiseaux qui lui annonçaient la terre, et c'est avec l'anxiété du naufragé qu'il le pria de lui indiquer le cabinet de M. Mareschal.
—Attendez, lui dit le monsieur, nous sommes ici dans le corridor L; tout au fond à gauche vous prenez l'escalier 5, vous le descendez jusqu'au bas; vous traversez la cour de la fontaine, le portique, la cour des statues, et puis…. mais au fait, non, c'est inutile, vous ne vous y retrouverez jamais.
—Au moins, Monsieur, dit Caldas, je vous en prie, enseignez-moi comment sortir d'ici.
—Toujours devant vous et ensuite toujours à gauche, dit le monsieur en s'éloignant.
—Bien obligé, lui cria Caldas! Et il s'assit sur un coffre à bois.
—Je ne m'étonne plus, pensa-t-il, que la moitié des affaires restent en chemin; il y a trop de détours dans ce sérail.
—Ah! vous voilà, grommela derrière lui une voix de mauvaise humeur, par où diable êtes-vous passé?
Caldas reconnut le profil de son cornac.
—Vous me cherchiez? demanda-t-il.
—Moi! pas du tout, répondit le garçon; mais puisque vous voilà, suivez-moi et tâchez de ne plus me perdre.
Caldas avait presque envie de prendre le pan de l'habit marron-clair, comme les enfants prennent le pan du tablier de leur bonne; mais cette précaution fut inutile, et il arriva sans encombre au cabinet du chef de division.
VII
—Monsieur Romain Caldas, fit M. Mareschal en se levant, vous nous étiez annoncé, Monsieur, et vous êtes le bienvenu.
Charmé de cette façon ouverte et cordiale d'accueillir son monde, Romain se sentit tout de suite pris d'une grande sympathie pour son chef de division.
Et vraiment M. Mareschal est l'homme le plus aimable du ministère; il a le don si rare de parler aux petits sans les écraser.
C'est le vrai signe de la force.
—Romain Caldas! continua M. Mareschal après avoir fait asseoir son subordonné, eh mais! j'ai vu ce nom-là quelque part. Vous écrivez dans les journaux?
—Non bis in idem, pensa le nouveau qui lisait quelquefois les feuilletons de Janin; et il répondit avec une impudence qui promettait:
—Je n'ai jamais fait imprimer une ligne, Monsieur.
—Ah! tant pis, dit le chef de division, nous avons ici quelques gens de lettres, ce sont d'excellents garçons, je les aime beaucoup.
—Encore une école, se dit Romain; drôle de boutique, on ne sait sur quel pied danser. Et comme il avait soif de faire son chemin, il se promit d'avoir toujours quelques cocardes de rechange dans sa poche. Il reprit tout haut:
—Me voici maintenant, Monsieur, tout à votre disposition, et je puis aujourd'hui même, si vous voulez m'indiquer ma besogne…
—Oh! oh! fit M. Mareschal en riant avec bonhomie, le feu sacré du premier jour, je connais ça; il se refroidira.
Caldas mit la main sur son coeur, comme pour prendre le ciel à témoin de la sincérité de son intention.
Le chef de division continua:
—Écoutez, mon cher monsieur, on ne quitte pas ainsi ses occupations (car je ne vous fais pas l'injure de supposer que vous n'en eussiez pas), sans avoir quelques dispositions à prendre, quelques transitions à ménager; je vous accorde huit jours de répit. Le service n'en souffrira pas. Rien ne presse en ce moment, et d'ici là, je trouverai quelque occupation intelligente à la mesure de vos capacités.
—C'est à vous que j'aurai l'honneur de me représenter? demanda
Romain.
—Inutile, répondit M. Mareschal, vous irez droit au bureau du Sommier. J'aviserai de votre arrivée votre futur chef, M. Ganivet, un homme charmant, avec qui vous n'aurez que des rapports agréables. Sans adieu, Monsieur, et à huitaine.
Romain sortit en se confondant en remercîments, convaincu qu'entre son chef de division et lui, c'en était désormais à la vie, à la mort.
VIII
Caldas n'avait pas de transitions à ménager.
On quitte la bohème comme une auberge mal famée, quand et comme on peut; on part sans dire adieu à personne.
Les huit jours de répit que lui accordait M. Mareschal furent donc pour lui comme un congé anticipé. Il en profita pour visiter quelques amis de sa famille, de la race de ces correspondants-amateurs auxquels les gens de province recommandent instamment leurs fils à surveiller, comme si à Paris on avait le temps de se mêler des affaires des autres.
Du jour où Romain s'était mis à écrire dans les journaux, il avait cessé de voir ces excellents bourgeois, sachant bien qu'ils devaient le considérer comme un homme à la mer.
En entrant dans l'administration, il revenait sur l'eau et il s'empressait d'aller leur faire part de son sauvetage. Peut-être l'idée que quelqu'un d'entre eux écrirait à sa famille n'était-elle pas étrangère à sa politesse.
Partout il fut bien reçu, et M. Blandureau, riche négociant qui professe pour la littérature l'estime qu'elle mérite, le retint à dîner.
—Vous avez pris un sage parti, jeune homme, lui dit ce commerçant à cheval sur ses principes, en quittant un métier qui n'en est pas un. En embrassant la carrière administrative, vous vous rattachez à la société; vous devenez quelque chose.
—Pardon, interrompit Romain; dans la littérature j'aurais pu devenir quelqu'un.
—Et après?… continua M. Blandureau; songez donc qu'aujourd'hui vous avez une position dans le monde. Et tenez, moi qui vous parle, j'aimerais mieux donner ma fille en mariage à un sous-chef de ministère qu'à n'importe quel académicien. Ce sont les premiers de votre état, et ils gagnent douze cents francs par an!
—Et puis ils sont si vieux! dit Caldas.
M. Blandureau aurait sans doute ajouté des choses bien plus fortes encore, si Romain ne s'était esquivé pour courir au théâtre.
* * * * *
Ce soir-là il y avait première représentation aux Variétés: toute la presse, grande et petite, était dans la salle. C'était la seconde pièce d'un débutant dont on attendait monts et merveilles.
A onze heures moins le quart, le critique Greluchet fit son apparition au café du théâtre. Il promena son oeil flamboyant autour de la salle, cherchant un visage ami. N'en trouvant pas, il appela le garçon par son petit nom, et se fit servir une chope. Le critique Greluchet, qu'on avait outrageusement refusé au contrôle, était allé étudier son compte rendu au Casino-Cadet; parti furieux, il revenait presque gai, ayant recueilli deux mots méchants sur la pièce nouvelle à encadrer dans son feuilleton.
Bohême incurable, depuis huit jours Greluchet avait vu la fin de sa dernière pièce de cent sous, ce qui ne l'empêchait pas d'entrer dans ce café, se fiant,