Alsace, Lorraine et France rhénane. Stéphen Coubé

Alsace, Lorraine et France rhénane - Stéphen Coubé


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Wisigoths et les Normands. L'empreinte de leur pied sur un sol est pour eux ineffaçable, sacrée, et constitue un droit de propriété.

      Or, ce droit historique provenant de l'occupation pure et simple est plus que contestable en lui-même. Il est nul s'il provient d'une invasion criminelle et si cette tare d'origine n'a pas été effacée par la prescription, car il n'est alors que le droit du plus fort. Pour qu'il soit légitime, il faut qu'il soit doublé d'un droit moral déterminé par les circonstances, par exemple le droit du premier occupant ou une cession à l'amiable par celui-ci; il faut aussi que, dans une large mesure, il tienne compte du vœu des habitants. Nous verrons que, sur ce terrain des volontés et des cœurs, l'avantage est encore de notre côté. Mais le terrain du fait historique brutal, choisi par nos adversaires, ne nous est pas moins favorable.

      Il est vrai que les Allemands ont occupé environ pendant sept cents ans l'Alsace et la Lorraine et pendant neuf cents ans le reste de la rive gauche du Rhin. Mais nous pouvons leur opposer une possession historique bien plus longue et bien plus ancienne, une possession que nous pourrions même appeler préhistorique, car elle se perd dans la nuit des temps.

      M. René Henry disait dans une conférence publiée par la Revue du Foyer (1er juin 1912): «Peu m'importent les droits historiques;—(c'est aller trop loin)—sur chaque parcelle de l'Europe, miroir où se reflètent des puissances qui passent, se sont succédé bien des droits de cette sorte. Mais pour ceux qui croient à de pareils droits (il faut en effet y croire) ce sont sans doute, comme en matière hypothécaire, les plus anciens qui l'emportent: nous avons les premières hypothèques.»

      Les siècles germaniques n'ont pas effacé les siècles gaulois. Ils ont une tare originelle; ils commencent par un attentat à notre droit, et, contre le droit d'un peuple qui n'a cessé de protester, il n'y a pas de prescription, suivant le vieil adage romain: Quod subreptum erit, ejus rei aeterna auctoritas esto!

      C'est justement ce que va nous démontrer l'étude des vicissitudes politiques par où ont passé ces provinces rhénanes si ardemment convoitées de part et d'autre.

      * * * * *

      Le Rhin «décret de Dieu» (Napoléon).

      Mais auparavant il est juste de remarquer que ce droit historique lui-même s'appuie sur un droit plus haut, qui découle de la nature des choses, de la configuration géographique des territoires, de la situation et de la direction du Rhin, dont le caractère, j'allais dire la fonction, de frontière crève les yeux.

      Napoléon a écrit: «Les frontières des États sont des chaînes de montagnes ou de grands fleuves ou d'arides et grands déserts. La France est ainsi défendue par le Rhin, l'Italie par la chaîne des Alpes, l'Égypte par les déserts de la Libye, de la Nubie et de l'Arabie

      Ces frontières naturelles sont des faits transcendants qui dominent la volonté et les conventions humaines et contre lesquels se brise la politique, quand elle ose les braver. Les limites peuvent être violées pendant quelque temps, mais elles se vengent, semble-t-il, par les conflits que leur violation fait naître.

      Ce fleuve superbe qui coule du sud au nord entre les terres germaniques et les terres gauloises est une ligne providentiellement tracée, un fossé creusé pour nous séparer de l'Allemagne, de la même manière que la chaîne des Pyrénées nous sépare de l'Espagne.

      Jadis la France a possédé en Espagne la Navarre, tandis que l'Espagne possédait en France la Cerdagne et le Roussillon. C'était une double anomalie, un désordre. Le bon sens politique de la France et de l'Espagne a fini par régulariser cette situation. Tout ce qui est en deçà des Pyrénées est français; tout ce qui est au delà est espagnol. Les Pyrénées sont le rempart crénelé de neige et de glace qui sépare les deux pays.

      Le bon sens exige qu'une démarcation analogue et tout aussi nette existe entre la France et l'Allemagne, et elle ne peut être que la ligne argentée du Rhin. C'est indiqué par la nature, par l'auteur de la nature, par le grand architecte des continents et des nationalités.

      Cette fonction du Rhin est si évidente qu'elle a été en réalité la règle incontestée de la politique internationale de l'Occident depuis les temps préhistoriques des Ibères, des Ligures et des vieux Celtes jusqu'à la fin de l'ère carolingienne. À cette époque seulement, l'ambition de l'Allemagne parvint à faire main basse sur la rive occidentale du fleuve. Et voilà près d'un millénaire que cette ambition a tout brouillé et a détruit l'antique et belle harmonie de la carte géographique de l'Europe.

      Mais le bon sens politique, comme la conscience de notre droit historique, n'a cessé d'inspirer tous nos hommes d'État depuis dix siècles. Nous rapporterons plus loin leurs revendications. Napoléon les a toutes résumées dans cette phrase lapidaire admirable, que nous avons citée plus haut, où il déclare que «la limite du Rhin est un décret de Dieu, comme les Alpes et les Pyrénées».

      Si les Allemands ne veulent pas admettre ce décret de Dieu, ce dictamen du bon sens, ce verdict de la justice, c'est notre droit et notre devoir de les y soumettre par la force. Leur présence sur la rive celtique du Rhin est un fait anormal, excentrique, une incongruité, une intrusion, une insulte à l'histoire, au droit, à la raison, un défi perpétuel, une menace et un outrage à la France.

      Edgar Quinet signalait ce caractère provocateur de l'occupation germanique des provinces cisrhénanes lorsqu'il adressait aux Allemands en 1840 ces paroles éloquentes et douloureuses:

      «Vous ne savez que trop bien que notre frontière est non pas affaiblie, mais enlevée, et quelle énorme blessure vous nous avez faite tous ensemble, depuis la Meuse jusqu'aux lignes de Wissembourg! Par là notre flanc est ouvert…

      «Considérez un moment combien la possession de la rive gauche du Rhin a, de votre part, un caractère hostile pour nous. En occupant ce bord vous ne pouvez vous empêcher de paraître menacer, car vous avez le pied sur notre seuil. Vous êtes chez nous. Vous pourriez pénétrer jusqu'à notre foyer sans rencontrer un seul obstacle, tant le piège a été bien ourdi!

      «Au contraire, lorsque cette rive est à nous, notre position n'est encore que défensive. Nous ne sommes pas debout à votre porte. Le fleuve reste entre nous, et il est si vrai que ces provinces n'entrent pas naturellement et nécessairement dans votre organisation nouvelle que vous n'avez su comment les y rattacher. Quel lien trouvez-vous entre Sarrebourg et Berlin, entre Landau et Munich?…

      «Si, pour obtenir votre amitié, il s'agit de laisser éternellement à vos princes, à vos rois absolus, le pied sur notre gorge et de leur abandonner pour jamais dans Landau, dans Luxembourg, dans Mayence, les clefs de Paris, je suis d'avis, d'une part, que ce n'est pas l'intérêt de votre peuple, de l'autre, que notre devoir est de nous y opposer jusqu'à notre dernier souffle…»

      * * * * *

       Droit et intérêt.

      Il y a deux mobiles qui doivent faire agir une nation, son droit et son intérêt. Ils lui indiquent clairement son devoir. Notre droit, nous allons le voir, nous appelle à la rive rhénane où dorment nos aïeux: notre intérêt réclame la frontière qui pourra seule défendre nos descendants.

      Si nous ne voulons pas être à la merci d'un coup de main allemand, nous devons nous appuyer solidement au Rhin, occuper la vallée de la Sarre et celle de la Moselle, Trèves, dont la Porte Noire nous appelle, Sarrelouis, Landau, Spire, Worms, Mayence, Coblentz, Bonn, Cologne. Ces places, qui furent pour nous une menace, deviendront notre sécurité.

      Pour compléter notre défense, il faudra aussi imposer à l'ennemi la destruction de toutes ses forteresses à une portée de canon sur la rive droite du fleuve, Istein, Vieux-Brisach, Kehl, Rastadt, Ehrenbreitstein, Deutz, et lui interdire d'en élever de nouvelles.

      Voilà ce que demande l'intérêt de la France et de l'Europe. Si notre victoire n'est pas complétée par ces mesures de sûreté, elle sera manchote et, peut-être, hélas! sans tête et sans bras, comme la victoire de Samothrace!

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