François le Bossu. Comtesse de Ségur

François le Bossu - Comtesse de Ségur


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monsieur; mais voici Mme de Cémiane.

      L'étranger s'approcha de Mme de Cémiane, recommença ses saluts, et répéta la phrase qu'il venait de dire à M. de Nancé.

      MADAME DE CÉMIANE

      —Mon mari est absent, monsieur, il va rentrer; mais veuillez me dire votre nom, car je ne crois pas avoir encore reçu votre visite.

      —Moi, Paolo Peronni, et voilà une lettre dé signor conté Cémiane.

      Il tendit à Mme de Cémiane une lettre, qu'elle parcourut en réprimant un sourire.

      «Ce n'est pas l'écriture de mon mari», dit-elle.

      PAOLO

      —Pas écritoure! Alors, quoi faire? Il invite à dîner, et moi, povéro Paolo, z'étais très satisfait. Z'ai marcé fort; z'avais peur de venir tard. Quoi faire?

      MADAME DE CÉMIANE

      —Il faut rester à dîner avec nous, monsieur; vos amis ont voulu sans doute vous jouer un tour, et vous le leur rendrez en dînant ici et en faisant connaissance avec nous.

      PAOLO

      —Ça est bon à vous; merci, madame; moi, zé souis pas depuis longtemps ici; moi, zé connais personne.

      Le jeune homme raconta comme quoi il était médecin, Italien, échappé à un affreux massacre du village de Liepo, qu'il défendait avec deux cents jeunes Milanais contre Radetzki.

      «Eux sont restés presque tous toués, coupés en morceaux; moi zé mé souis sauvé en mé zétant sous les amis morts; quand la nouit est venoue, moi ramper longtemps, et puis zé mé souis levé debout et z'ai couru, couru; lé zour, zé souis cacé dans les bois, z'ai manzé les frouits des oiseaux, et la nouit courir encore zousqu'à Zènes; pouis z'ai marcé et z'ai dit Italiano! et les amis m'ont donné du pain, des viandes, oune lit; et moi zé souis arrivé en vaisseau en bonne France; les bons Français ont donné tout et m'ont amené ici à Arzentan; et moi, zé connais personne, et quand est arrivée oune lettre dou signor conté Cimiano, moi z'étais content, et les camarades de rire et toussoter, et oune me dit: «Va pas, c'est pour rire»; mais moi, z'ai pas écouté et z'ai fait deux lieues en oune heure; et voilà comment Paolo est venu zousqu'ici... Vous riez comme les camarades; c'est drôle, pas vrai?»

      Mme de Cémiane riait de bon coeur; M. de Nancé souriait et regardait le pauvre Italien avec un air de profonde pitié.

      «Pauvre jeune homme!» dit-il avec un soupir, Et où sont vos parents?

      «Mes parents?...»

      Et le visage du jeune homme prit une expression terrible.

      MADAME DE CÉMIANE

      —Pauvre garçon! C'est affreux!

      M. DE NANCÉ

      —Malheureux jeune homme! Etre ainsi sans parents, sans patrie, sans fortune! Mais il faut avoir courage. Tout s'arrangera avec l'aide de Dieu; ayons confiance en lui, mon cher monsieur. Courage! Vous voyez que vous voilà chez Mme de Cémiane sans savoir comment. C'est un commencement de protection. Tout ira bien; soyez tranquille.

      Le pauvre Paolo regarda M. de Nancé d'un air sombre et ne répondit pas; il ne parla plus jusqu'au retour au château.

      Les enfants restèrent un peu en arrière pour ne pas se trouver trop près de ce Paolo qui inspirait aux petites filles une certaine terreur.

      —Qu'est-ce qu'il disait donc des Autrichiens? demanda Christine. Il avait l'air si en colère.

      GABRIELLE

      —Il disait que les Italiens brûlaient des Autrichiens, et que ses soeurs battaient... leurs habits, je crois; et puis qu'ils tuaient tout, même les parents et les maisons.

      CHRISTINE

      —Qui tuait?

      GABRIELLE

      —Eux tous.

      CHRISTINE

      —Comment, eux tous? Qu'est-ce qu'ils tuaient? Et pourquoi les soeurs battaient-elles les habits? Je ne comprends pas du tout.

      GABRIELLE

      —Tu ne comprends rien, toi. Je parie que François comprend.

      FRANÇOIS

      —Oui, je comprends, mais pas comme tu dis. C'est les Autrichiens qui tuaient les pauvres Italiens, et qui brûlaient tout, et qui ont tué les parents et les soeurs de l'homme et ont brûlé sa maison. Comprends-tu, Christine?

      CHRISTINE

      —Oui, très bien; parce que tu le dis très bien; mais Gabrielle disait très mal.

      GABRIELLE

      —Ce n'est pas ma faute si tu es bête et que tu ne comprends rien. Tu sais bien que ta maman te dit toujours que tu es bête comme une oie.

      Christine baissa la tête tristement et se tut. François s'approcha d'elle et lui dit en l'embrassant:

      —Non, tu n'es pas bête, ma petite Christine. Ne crois pas ce que te dit Gabrielle.

      CHRISTINE

      —Tout le monde me dit que je suis laide et bête, je crois qu'ils disent vrai.

      GABRIELLE, l'embrassant.

      —Pardon, ma pauvre Christine, je ne voulais pas te faire de peine; j'en suis fâchée; non, non, tu n'es pas bête; pardonne-moi, je t'en prie.

      Christine sourit et rendit à Gabrielle son baiser. La cloche sonna pour le dîner, et les enfants coururent à la maison pour se nettoyer et arranger leurs cheveux. Le dîner se passa gaiement, grâce à l'aventure de l'Italien, que Mme de Cémiane avait présenté à son mari, et à l'appétit vorace du pauvre Paolo, qui ne se laissait pas oublier. Quand le rôti fut servi, il n'avait pas encore fini l'énorme portion de fricassée de poulet qui débordait son assiette. Le domestique avait déjà servi à tout le monde un gigot juteux et appétissant, pendant que Paolo avalait sa dernière bouchée de poulet; il regardait le gigot avec inquiétude; il le dévorait des yeux, espérant toujours qu'on lui en donnerait. Mais, voyant le domestique s'apprêter à passer un plat d'épinards, il rassembla son courage, et, s'adressant à M. de Cémiane, il dit d'une voix émue:

      —Signor conté, voulez-vous m'offrir zigot, s'i vous plait?

      —Comment donc! très volontiers, répondit le comte en riant.

      Mme de Cémiane partit d'un éclat de rire; ce fut le signal d'une explosion générale. Paolo regardant d'un air ébahi, riait aussi, sans savoir pourquoi et mangeait tout en riant; excité par la gaieté, par les rires des enfants, il rit si fort qu'il s'étrangla; une bouchée trop grosse ne passait pas. Il devint rouge, puis violet; ses veines se gonflaient; ses yeux s'ouvraient démesurément. François, qui était à sa gauche, voyant sa détresse, se précipita vers lui, et, introduisant ses doigts dans la bouche ouverte de Paolo, en retira une énorme bouchée de gigot. Immédiatement tout rentra dans l'ordre; les yeux, les veines, le teint reprirent leur aspect ordinaire, l'appétit revint plus vorace que jamais. Les rires avaient cessé devant l'angoisse de l'étranglement; mais ils reprirent de plus belle quand Paolo, se tournant la bouche pleine vers François, lui saisit la main, la baisa à plusieurs reprises.


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