François le Bossu. Comtesse de Ségur
Chacun se dirigea vers la salle à manger; Paolo restait à quatre pattes, Il se releva sur ses genoux quand tout le monde fut sorti.
«Per Bacco! dit-il à mi-voix en se grattant la tête; z'ai fait oune sottise... Quoi faire? ils vont manzer tout! Et cette couquine d'épingle, quoi faire? Ah! z'ai oune idée! Bella! bellissima! zé vais prendre oune épingle sour la table et zé dirai: «Voilà, voilà votre épingle! Zé l'ai trouvée!»
Il sauta sur ses pieds, saisit une des épingles qui garnissaient une pelote à ouvrage posée sur la table et se précipita vers la salle à manger d'un air triomphant.
—Voilà, voilà, signora! Zé l'ai trouvée!
—Ah! ah! ah! dit Mme des Ormes, riant aux éclats, ce n'est pas la mienne! Elle est blanche, la mienne était noire!
—Dio mio! s'écria le malheureux Paolo consterné de ce qu'il venait d'entendre! c'est parce que zé l'ai frottée à... à... mon horloze d'arzent.
—Voyons, monsieur Paolo, finissez vos folies et mangez votre omelette, dit M. de Cémiane à demi mécontent; le déjeuner n'en finira pas, et les enfants n'auront pas le temps de s'amuser et de faire leur pêche aux écrevisses.
Paolo ne se le fit pas dire deux fois; il se mit à table et avala son omelette avec une promptitude qui lui fit regagner le temps perdu. Mme des Ormes regardait souvent Christine et la reprenait du geste et de la voix.
«Tu manges trop, Christine! N'avale donc pas si gloutonnement!... Tu prends de trop gros morceaux!...»
Christine rougissait, ne disait rien; François, qui était près d'elle, la voyant prête à pleurer, après une dixième observation, ne put s'empêcher de répondre pour elle:
«C'est parce qu'elle a très faim, madame; d'ailleurs, elle ne mange pas beaucoup; elle coupe ses bouchées aussi petites que possible».
Mme des Ormes ne connaissait pas François; elle le regarda d'un air étonné.
MADAME DES ORMES
—Qui êtes-vous, mon petit chevalier, pour prendre si vivement la défense de Christine?
FRANÇOIS
—Je suis son ami, madame, et je la défendrai toujours de toutes mes forces.
MADAME DES ORMES
—Qui ne sont pas grandes, mon pauvre ami.
—Non c'est vrai; mais j'ai papa pour soutien si j'en ai besoin.
MADAME DES ORMES, d'un air moqueur
—Oh! oh! voudriez-vous me livrer bataille, par hasard? Et où est-il, votre papa, mon petit Ésope?
—Près de vous, madame, reprit M. de Nancé d'une voix grave et sévère.
MADAME DES ORMES, très surprise.
—Comment? ce petit... ce... cet aimable enfant?
M. DE NANCÉ
—Oui, madame, ce petit Ésope, comme vous venez de le nommer, est mon fils; j'ai l'honneur de vous le présenter.
MADAME DES ORMES, embarrassée.
—Je suis désolée..., je suis charmée!... je regrette... de ne l'avoir pas su plus tôt.
M. DE NANCÉ
—Vous lui auriez épargné cette nouvelle humiliation, n'est-ce pas, madame? Pauvre enfant! il en a tant supporté! Il y est plus fait que moi!
FRANÇOIS
—Papa! papa! je vous en prie, ne vous en affligez pas! Je vous assure que cela m'est égal! Je suis si heureux ici, au milieu de vous tous! Bernard, Gabrielle et Christine sont si bons pour nous! Je les aime tant!
—Et nous aussi nous t'aimons tant, mon bon François, dit Christine à demi-voix en lui serrant la main dans les siennes.
—Et nous t'aimerons toujours! Tu es si bon! reprit Gabrielle en lui serrant l'autre main.
BERNARD
—Et partout et toujours, nous nous défendrons l'un l'autre; n'est-ce pas, François?
Mme des Ormes était restée fort embarrassée pendant ce dialogue; M. des Ormes ne l'était pas moins qu'elle, pour elle; M. et Mme de Cémiane étaient mal à l'aise et mécontents de leur soeur. M. de Nancé restait triste et pensif. Tout à coup Paolo se leva, étendit le bras et dit d'une voix solennelle:
—Écoutez tous! Écoutez-moi, Paolo. Zé dis et zé zoure qué lorsque cet enfant, que la signora appelle Esoppo, aura vingt et oune ans, il sera aussi grand, aussi belle que son respectabile signor padre. C'est moi qui lé ferai parce que l'enfant est bon, qu'il m'a fait oune énorme bienfait, et... et que zé l'aime.
M. DE NANCÉ
—C'est la seconde fois que vous me faites cette bonne promesse, monsieur Paolo; mais si vous pouvez réellement redresser mon fils, pourquoi ne le faites-vous pas tout de suite?
—Patience, signor mio, zé souis médecin. A présent, impossible, l'enfant grandit; à dix-huit ou vingt ans, c'est bon; mais avant, mauvais.
M. de Nancé soupira et sourit tout à la fois en regardant François, dont le visage exprimait le bonheur et la gaieté. Il causait d'un air fort animé avec ses amis; tous parlaient et riaient, mais à voix basse, pour ne pas troubler la conversation des grandes personnes.
IV
LES CARACTÈRES SE DESSINENT
Le déjeuner était fort avancé, Bernard demanda à sa mère s'il pouvait sortir de table avec Gabrielle, Christine et François. La permission fut accordée sans difficulté, et les enfants disparurent pour s'amuser dans le jardin.
CHRISTINE
—Mon bon François, comme je te remercie d'avoir pris ma défense! Je ne savais plus comment faire pour manger comme maman voulait.
FRANÇOIS
—C'est pour cela que j'ai parlé pour toi, Christine: je voyais bien que tu n'osais plus manger, que tu avais envie de pleurer. Ça m'a fait de la peine.
CHRISTINE
—Et moi aussi, j'ai eu du chagrin quand maman a eu l'air de se moquer de toi.
FRANÇOIS
—Oh! il ne faut pas te chagriner pour cela! Je suis habitué d'entendre rire de moi. Cela ne me fait rien; c'est seulement quand papa est là que je suis fâché, parce qu'il est toujours triste quand il entend se moquer de ma bosse. Il m'aime tant, ce pauvre papa!
BERNARD
—Oh oui! il est bien meilleur que ma tante des Ormes, qui n'aime pas du tout la pauvre Christine.
CHRISTINE
—Je t'assure, Bernard, que tu te trompes. Maman m'aime; seulement, elle n'a pas le temps de s'occuper de moi.
BERNARD
—Pourquoi n'a-t-elle pas le temps?
CHRISTINE
—Parce qu'il faut qu'elle fasse des visites, qu'elle s'habille, qu'elle essaye des robes! Et puis elle a des personnes qui viennent la voir! Et puis ils sortent ensemble! Et puis... beaucoup d'autres choses encore.
FRANÇOIS
—Et toi, qu'est-ce que tu fais pendant ce temps?