Pièces choisies. Valentin Krasnogorov
Je comprends. Secret professionnel. Mais on ne va quand même pas le cacher à la femme du patient. Si vous saviez, comme j’en souffre !
LE DOCTEUR. Je peux l’imaginer. Une aussi charmante femme que vous mérite un meilleur sort. Peut-être, accepterez-vous, tout de même, une tasse de café ?
IRÈNE. Puisque vous insistez, je crois bien que je ne refuserai pas.
LE DOCTEUR. (Servant à son hôte du café et un biscuit.) S’il vous plaît.
IRÈNE. Je vous remercie. À présent, je comprends la raison de votre succès professionnel.
LE DOCTEUR. (Modestement.) Elle est simple : du savoir et du travail.
IRÈNE. Je ne l’explique pas tout à fait comme ça. Un médecin, avant toute chose, doit être un homme attirant. Cela agit plus efficacement que n’importe quel médicament.
LE DOCTEUR. C’est ce que vous pensez ?
IRÈNE. J’en suis sûre. Avec votre charme, vous pouvez obtenir des résultats étonnants. (Avec coquetterie.) Du moins, si nous parlons des femmes.
LE DOCTEUR. (Non sans une certaine fierté.) En effet, il est reconnu par la médecine, que la personnalité du médecin a une importance thérapeutique déterminée.
IRÈNE. Pas déterminée, mais décisive.
LE DOCTEUR. Vous savez, lorsque nous nous sommes parlé au téléphone… Je veux dire que votre voix m’a paru très agréable… du reste, je l’ai déjà dit… Et là, maintenant que je vous vois…
IRÈNE. (Avec coquetterie.) Vous êtes déçu ?
LE DOCTEUR. Au contraire ! À propos, pourquoi m’avez-vous dit d’abord que vous n’étiez pas mariée ?
IRÈNE. Selon vous, je dois faire étalage par téléphone de tous les détails de ma vie privée au premier inconnu qui appelle ?
LE DOCTEUR. Vous avez raison. Mais je trouve ça très dommage.
IRÈNE. (Avec coquetterie.) Quoi donc ?
LE DOCTEUR. Si vous n’aviez pas été mariée, je vous aurais volontiers fait la cour.
IRÈNE. (D’un air sévère.) J’ai peur de ne pas vous comprendre.
LE DOCTEUR. (Timide.) Non, je… Je voulais dire…
IRÈNE. (Elle continue.) Je ne vous comprends pas, en effet. Les hommes ne font-ils pas la cour aux femmes mariées ?
LE DOCTEUR. Si, bien sûr…
IRÈNE. Alors, où est le problème ?
LE DOCTEUR. Vous comprenez, il y a des principes reconnus…
IRÈNE. Des principes ?
LE DOCTEUR. J’ai une règle : ne pas mélanger le travail et la vie privée. C’est pourquoi, par exemple, je ne fais jamais la cour à mes patientes.
IRÈNE. C’est très louable. Mais je ne suis pas une de vos patientes.
LE DOCTEUR. Vous êtes la femme d’un patient.
IRÈNE. Oubliez ça. J’ai entendu parler de ces règles : ne pas avoir de relations amoureuses avec des collègues de travail, avec ses patientes et ses étudiantes, avec les femmes de parents et cætera. S’il faut suivre tout ça à la lettre, qui aura donc des relations avec nous ? Et où ? Retenez une chose : il faut toujours faire la cour, et à toutes les femmes : collaboratrices, épouses de vos amis et, d’autant plus, épouses de vos ennemis. Et même parfois, vous n’allez pas le croire, à sa propre femme.
LE DOCTEUR. Donc, selon vous, ces principes…
IRÈNE. Laissez tomber les principes. Dites-moi, plutôt, honnêtement, que tout simplement je ne vous plais pas assez.
LE DOCTEUR. Je vous assure que vous me plaisez beaucoup.
IRÈNE. Quand une femme plaît vraiment, on lui fait la cour, sans penser à rien. C’est là l’unique principe juste.
LE DOCTEUR. Donc, vous ne serez certainement pas offensée, si je vous propose d’aller dîner quelque part ?
IRÈNE. Je serai offensée, si vous ne le proposez pas. Pour dire la vérité, il y a longtemps qu’il convenait de le faire.
LE DOCTEUR. Je sais, mais il est difficile de s’y résoudre dès la première rencontre…
IRÈNE. Et à partir de quelle rencontre un homme doit-il agir, si ce n’est lors de la première ? Car il peut ne pas y avoir de deuxième rencontre.
LE DOCTEUR. Mais là, tout de suite, de but en blanc…
IRÈNE. Comment cela, « de but en blanc » ? Vous avez des élans d’escargot et chargez avec l’impétuosité d’une tortue ! Nous nous connaissons depuis deux ans et ce n’est qu’aujourd’hui que vous vous êtes décidé à manifester votre intérêt pour moi.
LE DOCTEUR. (Perplexe.) Deux ans ? Vous êtes sûre ? Nous serions-nous déjà rencontrés ?
IRÈNE. À présent, je vois quel effet je produis véritablement sur vous. Une femme qui plaît, on ne l’oublie pas.
LE DOCTEUR. Vous me plaisez beaucoup, mais… (Il se tait. Son visage se marque d’un trouble évident. Est-il possible que le virus de destruction de la mémoire agisse si vite ?)
IRÈNE. (Parcourant le cabinet du regard.) Votre cabinet est encore plus imposant et plus impressionnant. On voit tout de suite que l’on est dans la salle de réception d’un médecin qui a réussi.
LE DOCTEUR. (Perplexe.) Vous êtes déjà venue ? Avant ?
IRÈNE. Bien sûr, et pas qu’une fois. Auriez-vous oublié ? Avant, me semble-t-il, il n’y avait pas là cette statuette de bronze.
LE DOCTEUR. Vous êtes sûre d’avoir été ici auparavant ?
IRÈNE. Comment n’en serais-je pas sûre, si c’est moi-même qui vous ai amené mon mari. Vous ne vous en souvenez vraiment pas ?
LE DOCTEUR. Moi ? (Incertain.) Mais pourquoi ? Bien sûr que je me souviens. (Il verse d’une fiole des gouttes dans un verre, ajoute de l’eau de la carafe et boit, s’efforçant de faire cela à la dérobée.)
IRÈNE. À propos, je me fais du souci pour lui. Excusez-moi, je dois vérifier s’il n’est pas parti.
IRÈNE sort. LE DOCTEUR se prend le pouls. IRÈNE revient.
LE DOCTEUR. Il est parti ?
IRÈNE. Non.
LE DOCTEUR. Dommage.
IRÈNE. Voilà, docteur, je voudrais que vous me donniez un certificat de santé de mon mari avec sa fiche médicale recouvrant toutes ces années. J’ai entrepris des démarches pour obtenir une pension d’invalidité pour lui et l’attestation d’un médecin en vue peut être très utile.
LE DOCTEUR. M-m-m… Voyez-vous, je n’ai pas encore déterminé en quoi consiste sa maladie.
IRÈNE. Comment, deux ans n’y ont pas suffi ? À vous ? Un médecin si expérimenté ?
LE DOCTEUR. « Deux ans » ?
IRÈNE. Donnez-moi, je vous prie, sa fiche médicale et je ne vous détournerai plus de votre travail.
LE DOCTEUR. Je… Je dois d’abord la préparer.
IRÈNE. Qu’y a-t-il à préparer ? Imprimez-la et voilà tout.
LE DOCTEUR. J’ai l’impression que mon ordinateur bogue… Ne pourriez-vous pas repasser un peu plus tard aujourd’hui ?
IRÈNE. Bien sûr. (Elle se lève, se dirige vers la sortie, mais s’arrête.) Au fait, que dois-je comprendre ? M’avez-vous invitée à dîner ou pas ? Ou bien, cela aussi, vous l’avez oublié ?
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