Les Nuits chaudes du Cap français. Rebell Hugues
un moment. Je vous remplacerai pendant votre absence. Ce ne sera pas la première fois.
Dubousquens réfléchit quelque temps, puis se décidant tout à coup:
—Allons, fit-il, et il alla préparer son départ.
Il n'avait pas plutôt quitté le salon, que de la chambre voisine s'élança, bondit et se glissa à côté de Jumilhac comme un vif et souple animal. Le commis aperçut alors une femme noire complètement nue.
Son allure conservait quelque chose de sauvage, même de féroce; le regard au contraire était plein d'une douceur insinuante. Jumilhac crut lui voir autour du cou une parure de corail: c'étaient des gouttelettes de sang qui coulaient d'une blessure toute fraîche; on eût dit qu'une lame d'épée venait de lui entailler la peau légèrement. Ses yeux restaient encore rouges, et humides des pleurs qu'elle venait de répandre.
Elle alla s'étendre sur un sofa, et les bras rejetés en arrière, la tête appuyée contre les mains, la chevelure dénouée, elle regardait devant elle, en montrant ses dents brillantes.
Dubousquens était revenu en manteau et en bottes de voyage, prêt à partir. Quand il vit la négresse, une grande fureur l'emporta; il la prit par les cheveux, et la poussa du sofa à coups de pieds. Elle s'abandonnait aux brutalités du maître sans paraître en éprouver aucune frayeur, et ne cessait de lui montrer les dents en un rire plein de dédain et qui semblait une menace de morsure.
—Misérable! criait Dubousquens en la frappant. Oh! je ne te laisserai pas ainsi. Il faut que je te tue!
—A quoi songez-vous? dit Jumilhac, et il saisit le bras de Dubousquens qui se levait pour la battre encore. Quand vous êtes en danger d'être arrêté, ne pouvez-vous oublier vos querelles? Tenez, écoutez!
La rue retentissait d'un long piétinement. Des pas s'arrêtèrent devant l'hôtel. Des crosses de fusil tombèrent sur le seuil. Une voix haute cria:
—Ouvrez! au nom de la loi!
—Les bougres! fit Jumilhac, nous sommes foutus maintenant!
Cependant Dubousquens, très calme, éteignait le lustre, poussait la négresse dans la chambre voisine, dont il fermait la porte à clef, et priait Jumilhac de le suivre.
Ils se glissèrent doucement dans le jardin, et comme la lune était levée, ils longèrent les murs abrités par de grands cèdres. Ils gagnèrent ainsi une petite porte dissimulée sous les arbres. Tout en cherchant la clef qui devait l'ouvrir:
—Un parent et moi, fit Dubousquens, sommes seuls à connaître cette issue, et nous avons intérêt tous deux à ne point nous trahir.
—Alors, soyez sans crainte, dit Jumilhac. J'ai tout préparé pour votre départ. Vous trouverez des chevaux à côté de Sainte-Croix. Gagnez Soulac. Le Scipion prend la mer après-demain, il vous débarquera sur la côte d'Espagne. En cas d'ennuis, voici un passeport en règle. Je vous apporte aussi l'argent qui est rentré cette semaine.
—Ah! mon ami, puissè-je vous rendre, un jour, tout le bien que vous me faites en ce moment.
—Dépêchons-nous, fit Jumilhac. J'entends du bruit.
Dubousquens ouvrit alors avec précaution la petite porte. Mais il eut un recul de terreur. Des fusils et des baudriers blancs brillaient dans la nuit. Une troupe de gendarmes l'attendaient à sortir.
—Ah! canailles, cria-t-il, qui a pu leur dire!
Et il essaya de faire feu de ses pistolets; mais aussitôt on se jeta sur lui, il fut désarmé en un clin d'œil.
Comme on l'entraînait avec Jumilhac, une forme noire surgit au milieu des gendarmes, les bouscula, glissa entre leurs mains. C'était la négresse qui s'était échappée ou qu'on venait de délivrer. Elle se détourna en courant, envoya du bout de ses longs doigts un baiser ironique à Dubousquens, eut son rire étrange pareil à un aboiement de chienne, puis elle disparut dans une ruelle.
Dubousquens fut condamné à mort. Thérésia, implacable dans sa haine, suivit d'un balcon, en compagnie de Tallien, l'exécution de son insulteur. Il mourut courageusement, en homme qui a épuisé les plaisirs et peut-être, au milieu de toutes les apparences du bonheur, les maux de ce monde.
Mon guide ignore ce que devint la négresse. Elle dut quitter la France, retourner parmi les siens, maintenant affranchis et maîtres, oublier au milieu d'eux son servage, ses amours horribles, peut-être ses crimes.
A Bordeaux, le secret de cette vengeance et de cette union bizarre n'est point encore éclairci. Il dort au milieu de ces vieilles murailles, dont les mascarons grimaçants ont je ne sais quel cruel sourire. Sans doute on craint toujours les fantômes de ce passé tragique, car les volets clos et le seuil moussu de l'hôtel exhalent la sombre tristesse des maisons abandonnées.
Quelques jours après avoir entendu et consigné par écrit cette aventure, le hasard nous mettait entre les mains divers manuscrits qui semblent se rapporter à notre histoire: c'est le journal d'une dame créole, le livre de bord d'un négrier et un cahier des mémoires d'un docteur. Plus tard nous fîmes encore une nouvelle découverte. Nous donnerons toutes ces pages à la suite de ce récit. Peut-être le lecteur trouvera-t-il comme nous qu'un même lien les unit et que, contenant chacune des renseignements spéciaux, et écrites d'un style particulier, elles n'en forment pas moins, dans leur ensemble, comme les diverses parties d'une même histoire.
LIVRE SECOND
JOURNAL D'UNE DAME CRÉOLE
Le Cap français, mai 1791.
J'ai allumé tous les flambeaux, puis je me suis mise à écrire sur mon lit, après avoir fermé le moustiquaire. J'aurai moins peur à présent.
La nuit m'a semblé si brusque! Oh! je me rappellerai toujours cette sortie de l'église, ce jour décoloré, cette allée d'acajous dont le feuillage m'apparut terne et flétri. Il soufflait un vent frais, et j'ai respiré, sous le porche, une odeur exquise, la même odeur que Mme Du Plantier, l'autre soir, m'a fait respirer sur son corsage. On eût dit que la traîne de sa robe s'était longuement attardée sur ce seuil. Eh bien! je me sentais oppressée comme par un air brûlant, corrompu. Et, lorsque le soleil est tombé dans la mer, que l'obscurité nous a envahis, j'ai cru que mon châtiment était venu et que j'allais, à ce moment même, cesser de vivre. Mon Dieu! avant de m'appeler, laissez-moi du moins m'expliquer avec vous, entendez ma confession. Epargnez-moi si je n'ai pas tout dit à votre ministre: je ne le pouvais pas!
Je m'étais bien promis ce matin de ne rien cacher; puis Mme de Létang m'a invitée à dîner. J'ai accepté pour m'étourdir, vous le savez: j'étais si malheureuse. Est-ce cette liqueur, ce tafia au muguet qu'elle m'a servi à la fin du repas, qui m'a grisée? mais, lorsque plus tard, au confessionnal, l'abbé de la Pouyade m'a demandé d'une voix un peu surprise, inquiète même: «Est-ce tout?» j'ai répondu «oui» sans hésitation. Je crois bien que je n'ai pas menti. Si coupable que je sois, du moins ma confession n'a-t-elle pas été sacrilège! C'est seulement après avoir quitté M. de la Pouyade que j'ai retrouvé avec terreur mon péché, que je l'ai senti autour de moi qui m'étreignait, qui m'étouffait. Ah! pourquoi l'abbé n'a-t-il pas insisté, ne m'a t-il pas pressée de questions? Je n'aurais pas cette charge horrible sur la conscience!
Il paraît que j'ai crié tout à l'heure, comme une suppliciée; je me voyais damnée; dans mon désespoir, j'avais jeté mes papiers, je me roulais sur mon lit et je mordais les draps. J'ai été bien surprise de voir tout à coup la bonne figure un peu pleine et réjouie de M. de Montouroy, cette forte moustache qui ombrage ses lèvres narquoises.