Les Nuits chaudes du Cap français. Rebell Hugues

Les Nuits chaudes du Cap français - Rebell Hugues


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et d'une gueule venimeuse. Son être est fait de contrastes. D'allures légères et de pieds lourds, gracieuse de traits, mais effrayante par l'expression de sa physionomie, cette jeune noire respire un vice naïf, une haine caressante qui me remplit d'horreur. Dire que je pensais oublier le passé, refaire mon existence, ne rien laisser subsister en moi de la femme d'autrefois!... et la seule vue de cette fille moqueuse me rappelle mes fautes,—mes crimes, hélas! Ah! si je pouvais la vendre! Mais elle sait bien que cela n'est pas possible! elle me dénoncerait à ses nouveaux maîtres,—on ne la connaît pas, elle, et moi on me soupçonnerait; et puis il serait si facile de savoir tout ce que j'ai fait! Si je la tuais?... Peut-être. J'y songerai. Ce n'est qu'une esclave, après tout. Mais les mœurs deviennent si étranges à présent! Madame Du Plantier a eu des ennuis pour avoir châtié trop rudement son vieux Jeannot qui, pourtant, avait volé son argenterie. D'ailleurs cette fille, dont la présence m'est un continuel remords, dont le sourire m'épouvante, je ne sais quelle sorcellerie me lie à elle, me rend sa perversité délicieuse. Cependant je lui ai crié d'une voix rude:

      —Qui t'a appelée?

      —Maîtress, mo tandé-li. Pa domi. Mo çatouillé li? (Maîtresse, je t'ai entendue. Tu ne dormais pas. Veux-tu que je te chatouille?)

      Je l'ai vue agiter les longues ailes de perroquets dont elle vient me caresser le soir quand je ne dors pas.

      —Non, non, ai-je murmuré tout bas.

      Je ne voulais pas qu'elle me touchât ce soir.

      Mais soit qu'elle ne m'écoutât pas, soit qu'elle voulût agir à sa fantaisie, elle étendit mes jambes que je lui abandonnai, et son bouquet de plumes courut par tout mon corps, me causant une impression de fraîcheur voluptueuse. Elle connaît bien les faiblesses de ma chair et s'égaie à les flatter. Malgré moi, j'approchais mes seins aux caresses des plumes, ou je dénudais mon ventre, ou bien encore, retournée, le visage couvert de ma chevelure dénouée, honteuse à peine, je lui offrais tous les secrets de mon corps; et, sans fin, les ailes duveteuses, d'une touche lente, effleuraient ma peau, ou l'irritaient d'un coup brusque, pour la calmer presque aussitôt d'un baiser lascif et attardé aux creux, aux retraits frémissants de mon être. Elle choisissait comme à dessein les replis minces, qui ne défendent point contre le plaisir, les caches sombres et impures dont l'unique protection est le mystère. Elle y égarait ses plumes, elle y glissait les doigts, et tombant à genoux comme ivre, elle posait là tout à coup un baiser ardent qui répandait une glace dans mon sang enflammé, puis me soulevait et m'anéantissait de jouissance. Alors, les yeux sans lumière, brisée, prête désormais pour la douce mort du sommeil, je tendais désespérément les bras vers elle, afin de demander une grâce que je n'osais implorer de mes paroles. Mais, insensible ou impitoyable, elle éclatait de rire et continuait ses féroces dévotions.

      Enfin je m'arrachai au plaisir, je me redressai, et la repoussai, elle et son bouquet de plumes, de mes bras tendus.

      —Va-t'en! Va-t'en!

      Elle cessa ses jeux câlins, mais, sans pour cela, vouloir s'éloigner. Elle se tenait immobile devant moi, les mains aux hanches; je sentis qu'elle voulait et n'osait pas me parler.

      —Allons, qu'as-tu?

      —Maîtress, fit-elle, mo guen kichoz pou dili. (Maîtresse, j'ai quelque chose à te dire.)

      Mais elle hésita encore, bien que pourtant elle ne soit pas timide. Il fallut la presser. Mes yeux, mes gestes la décidèrent enfin.

      —Maîtress, oun blang vini jodi. (Maîtresse, un blanc est venu aujourd'hui.)

      —On est venu me voir! Et tu ne m'as pas prévenue?

      —No, Es, zot-oulé, diti, fé wé la démiselle? (Non, je ne t'ai pas prévenue. «Pourrai-je, dit-il, voir la demoiselle?»)

      —Comment! un inconnu a osé venir demander Antoinette! Ce n'était pas M. de Montouroy?

      —No, pas mouché Montouroy, oun bel. (Non, pas M. de Montouroy, un plus bel homme.)

      —Et tu ne l'as pas reçu au moins. Tu n'as rien dit à Antoinette?

      —No, lo ye rivé la kaz, diti. (Non, il reviendra à la maison, a-t-il dit.)

      —Eh bien, tu entends: s'il reparaît ici, tu m'avertiras. Je veux apprendre à vivre à cet insolent. Et puis, écoute encore: M. de Montouroy reviendra demain, eh bien, tu ne le recevras pas.

      —Mouché Montouroy! s'écria Zinga en feignant une profonde surprise.

      —Oui, M. de Montouroy. Il venait beaucoup trop de monde ici, j'y mets ordre. Allons, Zinga, retirez-vous à présent.

      Mais avec un empressement exagéré et comme une exubérance d'affection, Zinga s'est encore agenouillée devant mon lit et m'a couvert les mains de baisers. Puis, dénouant tout un côté de sa candale[1], elle m'a montré des pièces d'or.

      —Es zot-oulé vandé mo to lang. (Voudrais-tu me vendre ta langue?)

      Je ne pus me retenir de rire; alors Zinga, vivement choquée de ma gaîté, m'exposa très gravement son projet.

      —Savé li, savé cri ké to! (Je veux savoir lire, savoir écrire comme toi!)

      —Demain, lui dis-je en plaisantant, demain nous penserons à t'acheter une langue.

      Elle a noué de nouveau ses louis dans sa candale et est partie toute joyeuse, pleine de confiance, non sans m'avoir de nouveau baisé les mains.

      Savoir lire, savoir écrire, est-ce bien utile pour une esclave? Et pourquoi Zinga a-t-elle si grande envie de s'instruire? Est-ce pour m'adresser cette demande qu'elle est entrée chez moi? Est-ce pour m'avertir de cette visite, lorsque tout le jour elle me l'a laissée ignorer? Plus je songe à cette fille, plus je suis inquiète.

      J'ai bien pu subir ses caresses brutales, mais je la hais, je hais son sourire faux, je hais son odeur huileuse dont mon lit est encore tout imprégné. Ce soir une tache immonde souillait sa jupe, et cependant je l'ai laissée s'approcher de moi avec sa puanteur, sa saleté, et toute l'horreur secrète de son être, plus repoussante encore par ce que l'on devine que par ce que laisse voir son corps. Comment donc ai-je pu la trouver belle et quelle est aujourd'hui ma lâcheté, pour la craindre et ne pas oser, une bonne fois, l'éloigner à jamais!

      Il me semble que si elle n'était pas là, je retrouverais la paix, je me sentirais réconciliée avec Dieu, et l'innocence d'Antoinette me rendrait moi-même innocente ou du moins meilleure... La chère enfant! je tremble quand je songe que sa grâce l'expose à tant de séductions misérables... Que lui voulait aujourd'hui cet inconnu?

      Ce que j'ai surpris, ce qui m'est arrivé aujourd'hui, me remplit d'inquiétude. Je crains, en voulant être trop habile, d'avoir manqué de prudence. Il y a tant de corruption et de méchanceté dans cette société du Cap qu'il faut à chaque instant me défendre et défendre Antoinette. Le vice et l'envie nous entourent. La grâce d'une enfant et un peu de fortune, il n'en faut pas davantage pour irriter toutes les convoitises.

      Si Zinga voulait être silencieuse, mais elle est mariée! Je sais bien qu'elle me caresse peut-être avec plus de plaisir que son mari. C'est un commandeur si rude, par ses façons lourdes, son embonpoint embarrassant, sa face épaisse de mulâtre! Quand il n'effraie pas, il provoque au rire plus qu'à l'amour. Il ne paraît d'ailleurs pas moins brutal avec sa femme qu'avec ses esclaves. Je crois qu'il m'est dévoué, et pourtant ce matin, en entrant chez eux à une heure où ils ne m'attendaient point, j'ai surpris une singulière conversation. Ils me tournaient le dos et étaient si occupés de leur causerie qu'ils ne m'ont pas entendue.

      —Pourquoi trahis-tu les tiens? disait-il, pourquoi ne me montres-tu pas plus de confiance? Tu oublies qu'en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu'il veut, ce qui t'est facile, tu sers ta race et tu t'enrichis avec moi.

      —Guen, Zami (ma richesse, c'est mon amour), a-t-elle répliqué.

      —C'est


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