Les Nuits chaudes du Cap français. Rebell Hugues

Les Nuits chaudes du Cap français - Rebell Hugues


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vous parler de choses sérieuses. Je pensais que ce soir, comme d'habitude, vous profiteriez de la fraîcheur pour travailler à vos dentelles. Le moment me paraissait convenable pour causer avec vous. Nous n'aurions pas eu à craindre les visites ni les nègres. Mais puisque vous êtes couchée, je me retire.

      Elle parut troublée de mes paroles: une rougeur soudaine vint colorer son front, et ce fut d'une voix un peu tremblante qu'elle dit:

      —Restez, madame, je n'ai plus envie de dormir.

      Je savais bien qu'elle insisterait. Je m'assis au bord de son lit, tout près d'elle.

      —Vous avez vu aujourd'hui M. de Montouroy?...

      A ces paroles, Antoinette fut encore plus émue; elle mit presque de la colère à me répondre:

      —Oui, il a été ridicule comme toujours.

      —Ridicule! m'écriai-je, est-ce donc ridicule de vous trouver aimable, de se plaire auprès de vous?

      —Ah! il me trouve aimable! fit-elle en riant d'un rire forcé. Et moi je le trouve simplement insupportable.

      —Ne vous conduisez pas en fillette, continuai-je d'un ton sévère; je vous rappelle que M. de Montouroy est mon parent, que je le reçois chez moi: vous lui devez des égards. J'avouerai que j'avais des vues sur lui: M. de Montouroy n'est pas un vieillard; c'est un brillant gentilhomme.

      —Un fat! dit Antoinette à demi-voix, et en haussant les épaules.

      J'étais irritée; je répliquai vivement:

      —Vous répétez un mot d'Agathe; maintenant vous jugez tout le monde d'après les impressions de votre amie.

      Agathe de Létang est une de ces enfants dont l'aveugle tendresse d'une mère fait des révoltées, des envieuses ou des despotes. Habituées au plaisir comme à leur esclave, elles voudraient que tout pliât sous leurs caprices, jusqu'à la nature, jusqu'à l'existence. Agathe ne s'explique pas que Montouroy ait pu, au dernier bal de Mme Du Plantier, la faire danser toute une nuit sans aussitôt s'éprendre d'amour pour elle. A présent, auprès de toutes ses amies, elle essaie de le rendre odieux. Je pensais bien qu'aux yeux d'Antoinette, cette aversion d'une camarade était le principal désavantage de Montouroy.

      Cependant Antoinette me répondit:

      —Personne ne m'a jamais parlé de M. de Montouroy, madame.

      —Alors qu'avez-vous contre lui?

      —Il me déplaît.

      —Antoinette, lui dis-je, je veux vous parler ce soir comme l'aurait fait votre pauvre mère. Il ne s'agit pas d'une fantaisie enfantine, mais de votre avenir. Vous devez déjà y songer. Que deviendrez-vous sans fortune? Vous savez que mon affection pour vous, qui est très grande, ne correspond malheureusement pas à mes ressources d'argent, d'une médiocrité telle, que c'est à peine si j'ai pu vous venir en aide jusqu'ici, et que j'ignore même si plus tard j'en aurai les moyens.

      Je lui mentais avec tranquillité. Mon Dieu, pardonnez-moi! Si je fus criminelle autrefois je suis aujourd'hui décidée au bien. Peut-être de tout le mal que j'ai fait, naîtra-t-il une bonne action. Je ne puis oublier mes intérêts, je le confesse, du moins ai-je le désir d'être utile à cette enfant.

      Antoinette ne perdait aucune de mes paroles comme si chaque mot, tombé de mes lèvres, devait la perdre ou la sauver; les battements précipités de son cœur soulevaient son sein dont l'éclat et la plénitude se révélaient à moi pour la première fois. Touchée d'une soumission si attentive, je continuai de la sorte:

      —Mon enfant, je vous prie, ne vous fiez pas à une impression qui ne peut durer. Dès que vous connaîtrez M. de Montouroy, soyez-en sûre, vous l'estimerez. Il possède ces sérieuses qualités d'esprit sans lesquelles il n'est point d'homme; il a la jeunesse, la race, la fortune, que demander de plus? J'ai donc pensé, et justement je crois, que personne, mieux que lui, ne saurait vous rendre heureuse.

      Je n'achevais pas, qu'Antoinette se cachait la tête dans l'oreiller et éclatait en sanglots. Je voulus la prendre contre moi et essuyer ses larmes, mais elle se refusait à mes consolations et gémissait plus fort, la face collée contre son lit. Lorsque j'essayais de l'attirer, elle me repoussait avec violence.

      L'écrirai-je? Au milieu des larmes qui donnaient à son teint plus de lustre et de chaleur, elle était si belle, que je m'en voulais de mes propositions, tout en bénissant le chagrin qui me l'avait découverte. Je la regardais: elle était déjà femme par les proportions de son corps, et pourtant elle conservait dans son visage gras, où les traits se dessinaient à peine, le charme d'enveloppement et la splendeur pulpeuse de l'enfance. La chair, dans sa blanche nudité ou sous les plis de la chemise, formait des courbes audacieuses, ou s'effaçait en des lignes d'une mollesse et d'une modestie adorables. Pour moi je ne me rassasiais pas de contempler cet épanouissement vaste, ni ces flexibles souplesses.

      Alors j'ai ressenti ce que je n'avais jamais éprouvé pour elle, pour personne. Je l'ai vraiment aimée comme ma fille, avec une tendresse jalouse qui ne souffre point de partage. Montouroy m'a paru absurde, et mon désir de l'unir à cette enfant, plus absurde encore. Je me suis dit qu'il fallait garder pour moi des grâces si précieuses. Ne serait-ce pas un sacrilège de confier cette enfant naïve, délicate, à un homme que je connais en réalité si mal. Car enfin, qu'il soit mon parent, que je le croie un honnête garçon, je n'en ignore pas moins son véritable caractère. Les hommes savent si bien se déguiser jusqu'au mariage! Je suis sûre seulement que c'est un brutal. Il suffit, pour s'en convaincre, de l'entendre marcher, de le voir prendre un objet quelconque avec ses grosses mains. Mon flair de femme ne s'y trompe pas. Et j'allais lui confier Antoinette! Ne serait-elle pas infiniment malheureuse avec lui? D'ailleurs ne serait-elle pas malheureuse avec tout homme! Elle est si jeune; elle n'est pas en âge d'être sacrifiée.

      Quelle plénitude de joie je ressens à la pensée que nous pourrons sans doute vivre ensemble, confondre nos existences et qu'ainsi une partie du mal que je lui ai fait autrefois sera réparé, puisque mon bien sera son bien, qu'elle vivra de sa, de ma fortune, comme je vivrai de son plaisir.

      Dites, mon Dieu! que vous le permettez!

      Elle pleurait toujours. Je me suis agenouillée sur son lit, courbée vers elle, et effleurant son visage dans un baiser:

      —Chère petite sotte, lui ai-je dit, croyez-vous que je parlais sérieusement? C'était une épreuve, voilà tout. Je voulais voir si vous teniez un peu à moi ou si vous désiriez quitter la maison.

      —Oh! madame.

      —Vous m'aimez donc un peu?

      —Oh oui! Et vrai, vous ne me chasserez pas d'ici?

      —Chère mignonne, Madame Gourgueil n'a pas l'habitude de faire du mal à personne et moins encore à celles qu'elle aime.

      —Je vous suis à charge, je le sens bien, allez, madame. Si je pouvais vous aider en quoi que ce soit. Je me trouve si inutile. Et puis je suis paresseuse!

      —Vous n'avez pas besoin de vous inquiéter. Vous n'avez qu'à rester près de moi. Votre présence suffit à me rendre heureuse. J'ai tant aimé votre pauvre mère, ma chère mignonne. Vous me la rappelez; puis vous me faites oublier la grande douleur de ma vie: l'enfant que Dieu n'a pas voulu me donner et que vous remplacez.

      Ses larmes coulaient plus abondantes, mais à présent c'était la joie qui l'attendrissait ainsi. Avec quelles délices l'ai-je serrée dans mes bras! J'étais aussi surprise qu'elle-même; la tranquillité d'âme que je cherchais ne m'était pas venue, mais une passion inattendue, dominatrice, qui effaçait tous les soucis, et qui se répandait en moi brûlante, savoureuse comme un vin de fruits et de piments.

      Comment ai-je pu vivre près d'elle et l'ignorer jusqu'aujourd'hui!

      Je l'étreignis et je la baisai. La chérie me mit toute son âme fraîche sur les lèvres, et je sentis ses larmes comme une rosée matinale humecter mes joues; puis, voulant la laisser reposer, je regagnai


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