L'Éducation sentimentale histoire d'un jeune homme. Gustave Flaubert

L'Éducation sentimentale histoire d'un jeune homme - Gustave Flaubert


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de la rampe formaient une seule ligne de lumières jaunes. La scène représentait un marché d’esclaves à Pékin, avec clochettes, tamtams, sultanes, bonnets pointus et calembours. Puis, la toile baissée, il erra dans le foyer, solitairement, et admira sur le boulevard, au bas du perron, un grand landau vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par un cocher en culotte courte.

      Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loge d’avant-scène, entrèrent une dame et un monsieur, Le mari avait un visage pâle, bordé d’un filet de barbe grise, la rosette d’officier, et cet aspect glacial qu’on attribue aux diplomates.

      Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins, ni grande ni petite, ni laide ni jolie, portait ses cheveux blonds tirebouchonnés à l’anglaise, une robe à corsage plat, et un large éventail de dentelle noire. Pour que des gens d’un pareil monde fussent venus au spec- tacle dans cette saison, il fallait supposer un hasard, ou l’ennui de passer leur soirée en tête-à-tête. La dame mordillait son éventail, et le monsieur bâillait. Frédéric ne pouvait se rappeler où il avait vu cette figure.

      A l’entr’acte suivant, comme il traversait un couloir il les rencontra tous les deux; sur le vague salut qu’il fit, M. Dambreuse, le reconnaissant, l’aborda et s’excusa, tout de suite, de négligences impardonnables. C’était une allusion aux cartes de visite nombreuses, envoyées d’après les conseils du Clerc. Toutefois il confondait les époques, croyant que Frédéric était à sa seconde année de droit. Puis il l’envia de partir pour la campagne. Il aurait eu besoin de se reposer, mais les affaires le retenaient à Paris.

      Mme Dambreuse, appuyée sur son bras, inclinait la la tête, légèrement; et l’aménité spirituelle de son visage contrastait avec son expression chagrine de tout à l’heure.

      – «On y trouve pourtant de belles distractions!» dit-elle, aux derniers mots de son mari. «Comme ce spectacle est bête! n’est-ce pas, monsieur?» Et tous trois restèrent debout, à causer théâtres et pièces nouvelles.

      Frédéric, habitué aux grimaces des bourgeoises provinciales, n’avait vu chez aucune femme une pareille aisance de manières, cette simplicité, qui est un raffinement, et où les naïfs aperçoivent l’expression d’une sympathie instantanée.

      On comptait sur lui, dès son retour; M. Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour le père Roque.

      Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet accueil à Deslauriers.

      – «Fameux!» reprit le Clerc, «et ne te laisse pas entortiller par ta maman! Reviens tout de suite!»

      Le lendemain de son arrivée, après leur déjeuner, Mme Moreau emmena son fils dans le jardin.

      Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils n’étaient pas aussi riches que l’on croyait; la terre rapportait peu; les fermiers payaient mal; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin, elle lui exposa leur situation.

      Dans les premiers embarras de son veuvage, un homme astucieux, M. Roque, lui avait fait des prêts d’argent, renouvelés, prolongés malgré elle. Il était venu les réclamer tout à coup; et elle avait passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles. Dix ans plus tard, son capital disparaissait dans la faillite d’un banquier, à Melun. Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à l’avenir de son fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, elle l’avait écouté, encore une fois. Mais elle était quitte, maintenant. Bref, il leur restait environ dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui, tout son patrimoine!

      – «Ce n’est pas possible!» s’écria Frédéric.

      Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était très possible.;

      Mais son oncle lui laisserait quelque chose?

      Rien n’était moins sûr!

      Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle l’attira contre son cœur, et, d’une voix que les larmes étouffaient:

      – «Ah! mon pauvre garçon1Il m’a fallu abandonner bien des rêves!»

      Il s’assit sur le banc, à l’ombre du grand acacia.

      Ce qu’elle lui conseillait, c’était de se mettre clerc chez M. Prouharam, avoué, lequel lui céderait son étude; s’il la faisait bien valoir, il pourrait la revendre, et trouver un bon parti.

      Frédéric n’entendait plus. Il regardait machinalement, par-dessus la haie, dans l’autre jardin, en face.

      Une petite fille d’environ douze ans, et qui avait les cheveux rouges, se trouvait là, toute seule. Elle s’était fait des boucles d’oreilles avec des baies de sorbier; son corset de toile grise laissait à découvert ses épaules, un peu dorées par le soleil; des taches de confitures maculaient son jupon blanc;—et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvage dans toute sa personne, à la fois nerveuse et fluette. La présence d’un inconnu l’étonnait, sans doute, car elle s’était brusquement arrêtée, avec son arrosoir à la main, en dardant sur lui ses prunelles, d’un vert-bleu limpide.

      – «C’est la fille de M. Roque,» dit Mme Moreau. «Il vient d’épouser sa servante et de légitimer son enfant.»

      VI

      Ruiné, dépouillé, perdu!

      Il était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. Il maudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu’un; et, pour renforcer son désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d’outrage, un déshonneur; – car Frédéric s’était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze mille livres de rente, et il l’avait fait savoir, d’une façon indirecte, aux Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui s’était introduit chez eux dans l’espérance d’un profit quelconque! Et elle, Mme Arnoux, comment la revoir, maintenant?

      Cela, d’ailleurs, était complètement impossible, n’ayant que trois mille francs de rente! Il ne pouvait loger toujours au quatrième, avoir pour domestique le portier, et se présenter avec de pauvres gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même redingote pendant un an. Non, non! jamais! Cependant, l’existence était intolérable sans elle. Beaucoup vivaient bien qui n’avaient pas de fortune, Deslauriers entre autres;—et il se trouva lâche d’attacher une pareille importance à des choses médiocres. La misère, peut-être, centuplerait ses facultés. Il s’exalta, en pensant aux grands hommes qui travaillent dans les mansardes. Une âme comme celle de Mme Arnoux devait s’émouvoir à ce spectacle, et elle s’attendrirait. Ainsi, cette catastrophe était un bonheur, après tout; comme ces tremblements de terre qui découvrent des trésors, elle lui avait révélé les secrètes opulences de sa nature. Mais il n’existait au monde qu’un seul endroit pour les faire valoir: Paris! car, dans ses idées, l’art, la science et l’amour (ces trois faces de Dieu, comme eût dit Pellerin) dépendaient exclusivement de la Capitale.

      Il déclara le soir, à sa mère, qu’il y retournerait. Mme Moreau fut surprise et indignée. C’était une folie, une absurdité. Il ferait mieux de suivre ses conseils, c’est-à-dire de rester près d’elle, dans une étude. Frédéric haussa les épaules – «Allons donc!» se trouvant insulté par cette proposition.

      Alors, la bonne dame employa une autre méthode. D’une voix tendre et avec de petits sanglots, elle se mit à lui parler de sa solitude, de sa vieillesse, des sacrifices qu’elle avait faits. Maintenant qu’elle était plus malheureuse, il l’abandonnait. Puis, faisant allusion à sa fin prochaine:

      – «Un peu de patience, mon Dieu! bientôt tu seras libre!»,

      Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour, durant trois mois; et, en même temps, les délicatesses du foyer le corrompaient; il jouissait d’avoir un lit plus mou, des serviettes sans déchirures; si bien que, lassé, énervé, vaincu enfin par la terrible force de la douceur, Frédéric se laissa conduire chez maître Prouharam.

      Il n’y montra ni science ni aptitude. On l’avait considéré


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