L'Éducation sentimentale histoire d'un jeune homme. Gustave Flaubert

L'Éducation sentimentale histoire d'un jeune homme - Gustave Flaubert


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l’arrivée de l’oncle Barthélemy. Mme Moreau lui donna sa chambre à coucher, et poussa la condescendance jusqu’à servir du gras les jours maigres.

      Le vieillard fut médiocrement aimable. C’étaient de perpétuelles comparaisons entre le Havre et Nogent, dont il trouvait l’air lourd, le pain mauvais, les rues mal pavées, la nourriture médiocre et les habitants des paresseux. – «Quel pauvre commerce chez vous!» Il blâma les extravagances de défunt son frère, tandis que, lui, il avait amassé vingt-sept mille livres de rente! Enfin, il partit au bout de la semaine, et sur le marchepied de la voiture, lâcha ces mots peu rassurants:

      – «Je suis toujours bien aise de vous savoir dans une bonne position.»

      – «Tu n’auras rien!» dit Mme Moreau en rentrant dans la salle.

      Il n’était venu que sur ses instances; et, huit jours durant, elle avait sollicité de sa part une ouverture, trop clairement peut-être. Elle se repentait d’avoir agi, et restait dans son fauteuil, la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric, en face d’elle, l’observait; et ils se taisaient tous les deux, comme il y avait cinq ans, au retour de Montereau. Cette coïncidence, s’offrant même à sa pensée, lui rappela Mme Arnoux.

      A ce moment, des coups de fouet retentirent sous la fenêtre, en même temps qu’une voix l’appelait.

      C’était le père Roque, seul dans sa tapissière. Il allait passer toutela journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de l’y conduire.

      – «Vous n’avez pas besoin d’invitation avec moi; soyez sans crainte!»

      Frédéric eut envie d’accepter. Mais comment expliquerait-il son séjour définitif à Nogent? Il n’avait pas un costume d’été convenable; enfin que dirait sa mère? Il refusa.

      Dès lors, le voisin se montra moins amical. Louise grandissait; Mme Éléonore tomba malade dangereusement; et la liaison se dénoua au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour l’établissement de son fils la fréquentation n de pareilles gens.

      Elle rêvait de lui acheter le greffe du tribunal; Frédéric ne repoussait pas trop cette idée. Maintenant, il l’accompagnait à la messe, il faisait le soir sa partie d’impériale, il s’accoutumait à la province, s’y enfonçait;—et même son amour avait pris comme une douceur funèbre, un charme assoupissant. A force d’avoir versé sa douleur dans ses lettres, de l’avoir mêlée à ses lectures, promenée dans la campagne et partout épandue, il l’avait presque tarie, si bien que Mme Arnoux était pour lui comme une morte dont il s’étonnait de ne pas connaître le tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée.

      Un jour, le12décembre1845, vers neuf heures du matin, la cuisinière monta une lettre dans sa chambre. L’adresse, en gros caractères, était d’une écriture inconnue; et Frédéric, sommeillant, ne se pressa pas de la décacheter. Enfin il lut:

      «Justice de paix du Havre. IIIe arrondissement.

      « Monsieur,

      « M. Moreau, votre oncle, étant mort ab intestat.»

      Il héritait!

      Comme si un incendie eût éclaté derrière le mur, il sauta hors de son lit, pieds nus, en chemise: il se passa la main sur le visage, doutant de ses yeux, croyant qu’il rêvait encore, et, pour se raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toute grande.

      Il était tombé de la neige; les toits étaient blancs; —et même il reconnut dans la cour un baquet à lessive, qui l’avait fait trébucher la veille au soir.

      Il relut la lettre trois fois de suite; rien de plus vrai? toute la fortune de l’oncle! Vingt-sept mille livres de rente! – et une joie frénétique le bouleversa, à l’idée de revoir Mme Arnoux. Avec la netteté d’une hallucination, il s’aperçut auprès d’elle, chez elle, lui apportant quelque cadeau dans du papier de soie, tandis qu’à la porte stationnerait son tilbury, non, un coupé plutôt! un coupé noir, avec un domestique en livrée brune; il entendait piaffer son cheval et le bruit de la gourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers. Cela se renouvellerait tous les jours, indéfiniment. Il les recevrait chez lui, dans sa maison; la salle à manger serait en cuir rouge, le boudoir en soie jaune, des divans partout! et quelles étagères! quels vases de Chine! quels tapis! Ces images arrivaient si tumultueusement, qu’il sentait la tête lui tourner. Alors, il se rappela sa mère; et il descendit, tenant toujours la lettre à sa main.

      Mme Moreau tâcha de contenir son émotion et eut une défaillance. Frédéric la prit dans ses bras et la baisa au front.

      – «Bonne mère, tu peux racheter ta voiture maintenant; ris donc, ne pleure plus, sois heureuse!»

      Dix minutes après, la nouvelle circulait jusqu’aux faubourgs. Alors, Me Benoist, M. Gamblin, M. Chambion, tous les amis, accoururent. Frédéric s’échappa une minute pour écrire à Deslauriers. D’autres visites survinrent. L’après-midi se passa en félicitations. On en oubliait la femme Roque, qui était cependant «très bas».

      Le soir, quand ils furent seuls, tous les deux, Mme Moreau dit à son fils qu’elle lui conseillait de s’établir à Troyes, avocat. Étant plus connu dans son pays què dans un autre, il pourrait, plus facilement y trouver des partis avantageux.

      – «Ah! c’est trop fort!» s’écria Frédéric.

      A peine avait-il son bonheur entre les mains qu’on voulait le lui prendre. Il signifia sa résolution formelle d’habiter Paris.

      – «Pour quoi y faire?»

      – «Rien!»

      Mme Moreau, surprise de ses façons, lui demanda ce qu’il voulait devenir.

      – «Ministre!» répliqua Frédéric.

      Et il affirma qu’il ne plaisantait nullement, qu’il prétendait se lancer dans la diplomatie, que ses études et ses instincts l’y poussaient. Il entrerait d’abord au Conseil d’État, avec la protection de M. Dambreuse.

      – «Tu le connais donc?»

      – «Mais oui! par M. Roque!»

      – «Cela est singulier,» dit Mme Moreau.

      Il avait réveillé dans son cœur ses vieux rêves d’ambition. Elle s’y abandonna intérieurement, et ne reparla plus des autres.

      S’il eût écouté son impatience, Frédéric fût parti à l’instant même. Le lendemain, toutes les places dans les diligences étaient retenues; il se rongea jusqu’au lendemain, à sept heures du soir.

      Ils s’asseyaient pour dîner, quand tintèrent à l’église trois longs coups de cloche; et la domestique, entrant, annonca que Mme Éléonore venait de mourir.

      Cette mort, après tout, n’était un malheur pour personne, pas même pour son enfant. La jeune fille ne s’en trouverait que mieux, plus tard.

      Comme les deux maisons se touchaient, on entendait un grand va-et-vient, un bruit de paroles; et l’idée de ce cadavre près d’eux jetait quelque chose de funèbre sur leur séparation. Mme Moreau, deux on trois fois, s’essuya les yeux. Frédéric avait le cœur serré.

      Le repas fini, Catherine l’arrêta entre deux portes. Mademoiselle voulait, absolument, le voir. Elle l’attendait dans le jardin, Il sortit, enjamba la haie, et, tout en se cognant aux arbres quelque peu, se dirigea vers la maison de M. Roque. Des lumières brillaient à une fenêtre au second étage; puis une forme apparut dans les ténèbres, et une voix chuchota:

      – «C’est moi.»

      Elle lui sembla plus grande qu’à l’ordinaire, à cause de sa robe noire, sans doute. Ne sachant par quelle phrase l’aborder, il se contenta de lui prendre les mains, en soupirant:

      – «Ah! ma pauvre Louise!»

      Elle ne répondit pas. Elle le regarda profondément, pendant longtemps. Frédéric avait peur de manquer la voiture; il croyait entendre un roulement


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