Iza Lolotte et Compagnie. Alexis Bouvier
–Une fois par hasard, quand je me trouve, comme aujourd’hui, obligé de prendre une grande résolution.
–Vous m’effrayez avec ce mot-là. Voilà déjà deux ou trois fois que vous le dites. Mais qu’est-ce que vous allez donc faire?
–Il faut que tu le saches pour agir, et je vais te le dire. Sonne le garçon, qu’il nous serve; nous causerons après.
Chadi obéit. Quand le garçon vint et qu’il eut placé les bouteilles et les verres sur la table, un jeu de cartes demandé par Chadi, Huret lui dit:
–Vous ferez, préparer notre note, nous partons ce– soir.
Le garçon sortit; le jeune homme regardait étonné, disant:
–Comment! nous partons ce soir? mais où allons-nous?. Voyons, je viens d’écrire à Denise.
–Tu vas savoir tout cela; maintenant que nous sommes seuls, nous allons causer.
Chadi avait beaucoup marché le matin, il était altéré; il" versait souvent. Huret se plaisait à boire, il avait l’œil luisant, la lèvre épaisse.
Il n’était déjà plus le même; l’homme sombre que nous avons vu devenait gai, expansif; s’étendant sur sa chaise, il raconta le plan qu’il avait arrêté. Il était simple, au reste.
Chadi devait entrer à tout prix, sans souci de l’emploi, dans la maison de M. de Verchemont; là, il devait épier et l’homme et la femme, car l’agent ne croyait pas qu’Iza seule était coupable. Il se persuadait que Verchemont, Oscar de Verchemont, était son complice dans cette mystérieuse affaire.
Iza n’avait été écartée de l’accusation que par les agissements de l’ancien magistrat; ce magistrat l’aimait, et il avait scandaleusement sacrifié sa situation à Paris, pour la suivre lorsqu’elle avait été expulsée de France; là, il vivait avec elle, supportant tout. Il ne voulait le croire ni sot, ni aveugle, il le voyait complice; et il avait besoin de savoir si les relations extérieures n’étaient pas une comédie.
C’est Chadi qui devait juger de cela. Lui, Huret, devait faire croire que sa démission, donnée au cours de l’instruction de l’affaire de la rue Lacuée, était véritable, qu’il n’appartenait plus en rien au cabinet de la sûreté. Il voulait faire croire qu’un héritage avait changé sa situation, que, riche et libre, il ne venait à Bruxelles que sacrifiant à un caprice.
La grande charmeuse Iza l’avait ensorcelé, et, lorsqu’il l’avait poursuivie autrefois, c’était par dépit. Il n’était là que parce qu’il ne pouvait plus se passer de la voir.
C’était une comédie difficile; mais Huret se sentait de force à la jouer. Les renseignements qu’il avait pu obtenir dès son arrivée devaient être sinon faux, au moins exagérés; cependantil y croyait. De Verchemont, selon ses renseignements, était absolument ruiné, n’obtenant de l’argent que par des expédients peu délicats.
Iza était criblée de dettes. Tout ce luxe bruyant devait s’écrouler d’un seul coup; cette catastrophe était imminente; c’est là qu’il les attendait, et c’est à cause de cela qu’il espérait être écouté par Iza.
Il avait vu l’impression qu’il avait produite sur elle au bois de la Cambre; assurément, cette femme avait peur; si elle avait peur, elle était coupable, et il ne se trompait pas. L’effraction, le vol commis à Paris devaient être dirigés par elle; il pensait même par eux.
Chadi fut un peu étourdi de toutes ces déductions faites à la diable, sans suite, et il se déclara prêt à agir. Alors, ils arrêtèrent les questions de détails, et, le soir même, Chadi allait s’installer au petit cabaret dans lequel nous l’avons vu le matin et y prenait la chambre vacante.
Huret louait, rue de la Loi, presque en face du petit hôtel occupé par de Verchemont, un appartement somptueusement meublé.
Quand Chadi se rendit le lendemain au rendez-vous qu’il avait donné au cocher, il trouva Huret accoudé sur sa petite fenêtre, fumant un cigare; il eut de la peine à réprimer un mouvement de surprise: l’agent Huret était méconnaissable.
De son côté, Chadi avait réussi dans ce qui lui était commandé. De sa fenêtre, Huret l’avait vu plusieurs fois allant et venant, bien plus transformé qu’il ne l’était lui-même, mais paraissant tout à fait à l’aise dans son costume de palefrenier de bonne maison, en culotte chamois, les mollets guêtrés, gilet à bandes grises et noires et coiffé de la petite calotte écossaise.
Deux jours après, l’agent recevait une lettre ainsi conçue:
«Envoyez-moi un mot poste restante, qui me fixe un rendez-vous le soir; j’ai du nouveau. Le télégramme annonçait l’arrivée d’un parent d’I., venu de son pays pour remplir ici l’emploi de caissier de la banque Flamande. De V. a trouvé des millions; je vous expliquerai tout ça. Je suis tout bouleversé de ce que je vois et entends. Je passerai à la poste demain. Répondez Aristide Leblanc.»
A cette lettre, l’agent répondit aussitôt, fixant un rendez-vous pour le lendemain soir.
Accoudé sur sa table, il pensait:
–Qu’est-ce que ce parent d’Iza? Cette banque Flamande et ce nouveau caissier?... Allons, allons, l’affaire commence.
Il reprit la lettre et lut en bas, sous la signature:
«On vous a remarqué.»
–Ah! ah1fit-il, ceci est plus important encore, et c’est pour cela qu’il faut aviser au plus tôt.
VI
COMMENT
LA GRANDE IZA S’OCCUPAIT DE FINANCE
Depuis quelques jours, dans le Brabant, dans les Flandres, dans les pays wallons, les murs étaient couverts d’affiches annonçant l’extension de la banque Flamande.
Les actions de la banque Flamande étaient tombées si bas, si bas, qu’on ne les cotait guère qu’au poids du papier. Étrange banque Flamande! Elle avait été créée par de si singuliers financiers, et sur des propriétés d’une valeur plus que problématique. Ses administrateurs et créateurs n’étaient venus la fonder en Belgique que parce qu’il était trop dangereux pour eux de rester en France.
Pour trouver leurs noms, c’était dans la Gazette des tribunaux qu’il fallait chercher.
La banque s’écroulait, lorsqu’un jour une femme s’était présentée, avait demandé à parler au directeur.
Immédiatement reçue, elle n’était restée que quelques minutes seulement. Le lendemain, le conseil d’administration–on nommait ainsi le groupe des fondateurs de la banque–avait été réuni.
La femme avait été reçue dans le conseil, et MM. les administrateurs fondateurs étaient sortis de la réunion tout rayonnants.
Ceux qui quelquefois, prétextant qu’ils avaient oublié leur porte-monnaie et n’ayant pas de quoi payer leur voiture, empruntaient un louis aux employés étaient passés fièrement devant eux sans rien demander.
Le lendemain, le caissier, qui ne venait à son bureau que quelques minutes après la fermeture de la caisse, «un caissier toujours indisposé», était à son poste à l’heure.
Il ne payait pas les coupons, mais il payait les appointements, ce qui parut aux employés de la maison bien plus étonnant encore; quelques-uns même jetaient leurs pièces d’or sur les dalles, pour s’assurer au son qu’elles n’étaient pas fausses.
Dans