Les enfants, L'élève Gendrevin. Robert 1853-1886 Caze
veuve des boutons cousus naguère aux parements des poches couvrait les épaules de Klopfstein. Dehors on aurait volontiers fait l’aumône à cet enfant. Instinctivement l’écolier flâneur regarda ses camarades et finit par s’examiner lui-même. Tous étaient aussi lamentables, aussi déguenillés. Thierron lui-même, Thierron l’un des modèles du lycée. Thierron qui figurait toujours en tête du tableau d’honneur, paraissait exhiber avec orgueil une négligence voulue de fort en thème. Il était placé là-bas, près de la chaire du surveillant et, la tête entre les deux mains qui couvraient ses larges oreilles, il repassait sa leçon en sifflotant tout bas les syllabes latines. Près de lui, Dansel, artiste émérite, se livrait à un assidu travail. Il gravait avec la pointe d’un canif ébréché dans le bois noir de son pupitre son nom de collégien fier de léguer une légende aux générations futures. Dansel avait, lui aussi, un uniforme sali, maculé, bigarré de reprises au gros point. Son cou grassouillet et blanc se dégageait d’une cravate tordue comme une ficelle et qui pendait piteusement sur son gilet mi boutonné. Sur les autres bancs, c’était à peu près la même chose. Tous ces petits suaient la misère malhonnête. Un seul, qui se trouvait presque en face du gamin observateur, était fort occupé à limer ses ongles un peu trop longs. C’était un jeune bellâtre. Sa raie irréprochablement bien tirée coupait d’une ligne blanche des cheveux châtains gras de pommade. Un rayon lumineux qui provenait du judas vitré pratiqué dans la porte de l’étude, donnait des reflets à la tête cosmétiquée du lycéen. Celui-ci se tenait d’ailleurs très droit dans un faux-col de larbin, qui lui guillotinait les oreilles. L’alignement de sa coiffure et la blancheur amidonnée de son col contrastaient avec le poli de sa tunique râpée sur laquelle luisaient des taches grasses.
–Travaillez donc, monsieur Lordereau, s’exclama le maître d’étude. Vous n’êtes pas ici pour faire votre toilette. Et vous, Gendrevin, tâchez de repasser votre Virgile. Vous avez toujours le nez en l’air.
L’enfant qui musait jeta immédiatement les yeux sur son livre dont les tranches grises rayaient le noir du pupitre. Quant à Lordereau, le lycéen élégant, il donna un dernier coup de lime à l’ongle de son index gauche, ramena au-dessus des tempes les bandeaux de ses cheveux pommadés, bâilla et prit distraitement le volume où les hexamètres latins se succédaient monotones et solennels.
–Vandière, vous n’avez pas récité, n’est-ce pas? interrogea le pion.
Un collégien maigre, brun, au nez un peu fort dont les narines ouvertes avaient une pointe de sensualité, regarda de ses yeux verts très étonnés le maître d’étude auquel il répondit:
–Si, m’sieu, j’ai récité, avant Odonesco. N’est-ce pas, Odonesco, j’ai récité avant toi?
–Monsieur Vandière, n’insistez pas. Il est inutile de provoquer des explications qui troubleraient l’ordre. Je puis me tromper d’ailleurs. Mais enfin il y a quelqu’un qui n’a pas encore récité.
Le surveillant prit alors un cahier sur lequel les noms des élèves étaient inscrits par ordre alphabétique, puis il dit:
–C’est vous, Vercollier, qui me devez encore votre leçon.
–Oui, m’sieu.
Et Vercollier, un gros garçon dont les cheveux couleur brique tondus très ras laissaient voir la peau du crâne, se dirigea en traînant les pieds vers la chaire où trônait M. Bisson. Il se tenait là debout, les mains derrière le dos, dans cette attitude de prisonnier qu’acquièrent les internes des lycées.
Gendrevin cependant avait relevé les yeux et maintenant il laissait errer son regard sur une grande carte de France dont les bleus violents et les rouges lie de vin tachaient le mur de l’étude uniformément gris dans sa hauteur. Mais, à un mètre environ au-dessus du plancher, ce mur était outrageusement sali et maculé. Partout des longues raies crayonnées, des noms inscrits, des pâtés d’encre multiples et pareils à des chiures de mouches grossies, des lézardes produites par des canifs ou des règles métalliques; çà et là une sentence prudhommesque, une menace ou une invective à l’adresse des pions et des professeurs, une ordure de caserne qui, à demi effacée, brillait encore par la correction parfaite de son orthographe.
Deux hautes croisées aux vitres poussiéreuses donnaient à l’étude la teinte grise de cette journée d’hiver. Elles laissaient apercevoir les squelettes chétifs des arbres de la grande cour habillés de neige qui s’égouttait. Au-dessus de chaque fenêtre s’allongeait une tringle d’où pendait un ample rideau de serge verte devenue jaune. On pliait et l’on attachait ces rideaux pendant la mauvaise saison. Maintenant, serrés comme deux longs paquets de chiffons, ils pendaient lamentables et, durant les récréations qui se faisaient à l’étude, lors des mauvais temps, le plus vif plaisir de certains élèves consistait à s’accrocher à ces loques. Ils risquaient d’être sévèrement punis quand ils se livraient à ce jeu. Mais le goût de l’amusement défendu l’emportait sur la crainte des consignes. Dansel, par exemple, qui rêvait de devenir marin, après avoir lu, pendant les vacances, les romans démodés du capitaine Marryat, Dansel avait la passion de grimper aux rideaux. Il affirmait volontiers que cet exercice le familiarisait avec l’une des manœuvres du bord.
Près de la porte d’entrée, fixé à la muraille par de gros pitons, le tableau noir était maculé de caractères tracés à la craie et qui contenaient les mystères d’une équation du second degré. Des astres de papier mâché séchaient au plafond.
Par instants, une bouche du calorifère dissimulée dans le mur, près de la chaise de M. Bisson, envoyait des bouffées de chaleur qui congestionnaient les élèves L’odeur forte des mâles en croissance se mêlait à la senteur âcre du cuir des souliers.
Gendrevin rêvassait toujours.
Il avait appuyé sa tête sur son coude gauche et ses yeux bleus que frangeaient des longs cils noirs paraissaient immuablement fixés sur la carte de France. L’adolescent avait pris ainsi une allure réfléchie, méditative et résignée de petit homme qui souhaite des temps meilleurs. Un léger pli soucieux ridait son front couronné de cheveux bruns taillés en brosse. Gendrevin avait un nez fin, un peu recourbé, des lèvres minces et dédaigneuses, un menton court, creusé d’une fossette, le teint pâle, les joues maigres. Les souffles du calorifère lui mettaient, à intervalles irréguliers des taches rouges aux pommettes. C’était d’abord une sorte de gros point foncé qui pâlissait en s’élargissant et finissait par disparaître pour revenir bientôt après. L’enfant se sentait la tête lourde, mais vide d’idées nettes. Un peu plus, il aurait fermé les yeux et ses songeries vagues, molles, flottantes comme des vapeurs légères se seraient perdues dans la bienheureuse nuit du sommeil. Mais tout à coup la voix stridente de M. Bisson cingla les oreilles du collégien:
–Gendrevin! une heure de retenue.
–Mais, m’sieu, je ne fais rien.
–C’est justement parce que vous ne faites rien que...
Gendrevin fixa nettement le maître d’étude, campa sa tête en arrière, serra les poings et répondit:
–Mais qu’avez-vous donc depuis quelques jours? Vous passez votre temps à m’ennuyer. Je vous demande un peu si vous ne pourriez pas me laisser tranquille. J’ai récité ma leçon. Que vous faut-il de plus?
–Monsieur Gendrevin, je n’ai pas d’observations à recevoir de vous, répliqua le surveillant, et je vous prie de croire que je ne me laisserai pas intimider par votre mauvais caractère. Pour vous le prouver, je vous consigne jeudi.
–Ça m’est absolument indifférent. Consignez-moi encore dimanche, si cela vous amuse. Mais fichez-moi la paix.
Le sous-maître voulut répondre. Les rires et les clameurs de l’étude étouffaient ses paroles. Gendrevin avait éclipsé Dansel qui, à l’autre bout de la salle, tambourinait furieusement sur son pupitre et frottait des pieds le parquet. Des glapissements plus aigus que tout à l’heure brisaient le tympan du pion. Lordereau avait recommencé à limer ses ongles, mais il avait