Les enfants, L'élève Gendrevin. Robert 1853-1886 Caze
grecs roulaient sur le parquet et s’y écrasaient sourdement. Par instants des regards se fixaient sur le judas de la porte. On craignait l’arrivée subite du surveillant général qui eût mis fin à la joie de tous. M. Bisson se tenait debout et les bras croisés dans sa chaire. Il n’essayait plus d’arrêter la tempête, comptait sur la lassitude des élèves insoumis, se contentait de noter du regard les plus tapageurs. Ce grand jeune homme aux traits émaciés, aux yeux bleu faïence, aux cheveux noirs et longs qui graissaient le col de sa redingote râpée était incapable de gouverner ces trente adolescents en mue. Universitaire, fils d’universitaire, il incarnait la raideur banale et solennelle des clichés académiques. N’ayant pas eu d’enfance, il ne pouvait comprendre les enfants. Elevé d’abord par un père qui l’avait mis au monde entre deux leçons de rudiment, il avait risqué ses premiers pas dans le Jardin des racines grecques. Il ne connut ni l’attrait des petites désobéissances, ni le plaisir des jeux bruyants, ni le charme des longues courses à travers champs aux heures de liberté. Il poussa en serre chaude. A seize ans il récitait sans faute, traduisait et commentait les trois premiers livres de l’ Iliade. Collégien, il fut une de ces remarquables bêtes à concours que les chefs d’institution, ces besoigneux de réclames, se disputent à l’envi. Il dut à l’un de ces marchands de soupe de terminer ses études à Paris où il avait obtenu en Sorbonne un second prix de discours latin. Ce succès de rhétoricien lui indiqua une véritable ligne de conduite. Il ne parlait, n’agissait, ne mangeait, ne buvait, ne dormait que selon certaines méthodes. Ce phénomène d’éducation lycéenne s’était présenté à l’Ecole Normale et il avait échoué. Un examinateur paradoxal s’était écrié que le candidat Bisson manquait un peu trop d’originalité. Incapable de suivre une carrière indépendante, l’ancien fort en thème avait alors contracté un engagement décennal au ministère de l’Instruction publique. Il était entré dans l’enseignement avec une idée fixe et se figurait que tous les écoliers étaient taillés à son image. Il fut vite déçu et se créa une pédagogie absurde. Quand les élèves lui laissaient quelques minutes de tranquillité, il essayait de piocher les matières prescrites pour l’admission à la licence ès-lettres. Dans ses moments d’enthousiasme, le malheureux espérait révéler les arcanes de la proposition infinitive aux jeunes gens du lycée de Napoléon-Vendée où son père expliquait le Conciones depuis trente-six ans. Durant des semaines entières, le pion n’ouvrait pas un livre. Il se balançait sur sa chaise, salissait le dos de sa redingote au plâtre du mur, béait, relisait pour la vingtième fois l’article à effet d’un vieux numéro des Débats, lançait une observation, semait des retenues. Il croyait à la nécessité de ces longues intermittences de travail, les jugeant à la fois un salutaire repos intellectuel et un sacrifice au devoir de sa profession. Quand une série de punitions lui paraissait avoir assuré l’ordre pour quelque temps, il se remettait à la tâche, fabriquait des thèmes grecs et des vers latins, se nourrissait des Tusculanes. Il classait les élèves en trois catégories, les mauvais, les passables, les bons. Les mauvais étaient régulièrement privés de promenade ou de sortie. Les passables attrapaient entre eux tous une vingtaine de retenues chaque semaine. Quant aux bons, M. Bisson trouvait toujours le moyen d’en punir légèrement deux ou trois. C’était là son ingénieux procédé de justice distributive. Il était fort choyé par l’autorité, M. le censeur l’ayant loué de sa rare impartialité. Ce méthodique frayait peu avec ses collègues dont beaucoup étaient intelligents ou simplement édifiés sur les besoins et les mœurs de l’enfance. Un jour, il avait exposé à l’un d’eux son système disciplinaire et s’était plaint d’obtenir des résultats quasi négatifs. L’autre, un pion à perpétuité, répondit; «Punissez moins, observez davantage.» Clovis Bisson n’avait pas été convaincu. L’année précédente, il avait réussi à ne pas trop indisposer les élèves de la sixième étude dont il était le surveillant. Il avait eu affaire à de bons petits garçons, presque tous Parisiens qui ne bronchaient pas, travaillaient et se taisaient durant six jours afin de pouvoir sortir le dimanche. Aux enfants sages avaient succédé des enfants terribles, des provinciaux en partie que leurs correspondants oubliaient volontiers au lycée et qui se moquaient du règlement. Ils tenaient tête au pion, avaient surpris son singulier moyen préventif, et lorsqu’ils voyaient arriver leur tour d’être punis, ils exagéraient l’insolence, se montraient obstinément indisciplinés, répliquaient à outrance, ne laissaient pas le dernier mot au pédant. Depuis le commencement du mois–on était à la mi-février–ils avaient pris l’offensive. Lassés des punitions qui avaient grêlé sur eux durant la dernière semaine de janvier, ils se révoltaient enfin, paraissaient résolus à ne plus être victimes des méthodes de leur surveillant. Aucune entente tacite entre eux du reste. Clovis Bisson avait seul préparé les résultats dont il était victime. Il ne s’en prenait pas à lui, accusait l’air ambiant, croyait au mauvais esprit de l’étude. Tout le lycée d’ailleurs était singulièrement énervé. Une épidémie de scarlatine qui s’était abattue sur le moyen collège rendait les enfants maussades ou plus turbulents qu’à l’ordinaire. M. le proviseur avait fait arroser les corridors, les études, les dortoirs et les réfectoires avec de l’eau vinaigrée. De plus il avait recommandé aux professeurs et aux surveillants de ne pas trop brusquer les écoliers. Mais enfin on ne pouvait pas devenir leur cible de gaîté de cœur. Toujours debout dans sa chaire, affectant un faux calme, le maître d’études ruminait une vengeance éclatante, se promettait par exemple de consigner à perpétuité Vandière, un des plus brillants sujets de la classe de troisième, mais un tapageur endurci qui ne cessait pas sa partie de basse. Quant à Gendrevin et à Dansel, leur compte était réglé. Il fallait un exemple pour calmer tous les polissons de la sixième étude. C’est eux qui le fourniraient. Clovis Bisson se promettait qu’il en serait ainsi et il ne se jugeait ni rancunier, ni méchant. Il n’avait qu’une foi très profonde dans le règlement et la discipline. Gendrevin surtout avec ses colères, ses brusqueries, ses échappées d’enfant indomptable et rageur agaçait le pion. Seul maintenant il ne prenait pas sa part de tapage et Clovis Bisson l’accusait presque de vouloir toujours faire autrement que les autres. L’écolier restait accoudé sur son pupitre, le menton dans le poing gauche et il ne cessait pas de fixer le sous-maître.. Il y avait dans son œil gris bleu aux reflets de métal toute la haine formée de rancunes longuement accumulées.
Le bruit continuait. Du plancher vigoureusement frotté par les [souliers des élèves montait une poussière fine, grise qui salissait les tables. Désespérant de voir les enfants se lasser, le pion s’assit et, plus blême que jamais, il inscrivit sur son cahier de notes les noms des plus turbulents. Cette détermination produisit son effet. Un bon tiers des écoliers se remit à la tâche et, parmi ceux-ci, M. Bisson fut heureux de remarquer Thierron, qui écrasait plus que jamais ses oreilles entre ses mains rouges d’engelures.
II
L’horloge du lycée tinta six fois. Ce furent d’abord les sons grêles et maigriots des quarts, auxquels succédèrent deux coups plus graves. Un roulement de tambour se fit aussitôt entendre, emplit les couloirs d’un bourdonnement de grosse mouche en colère et mourut subitement. Le désordre devint autre dans la sixième étude. Les élèves l’accentuèrent, soignant la finale de leur charivari. Ils laissaient retomber la partie supérieure des pupitres, chantaient à voix moyenne, s’interpellaient, s’emparaient de leurs livres de classe avec des gestes brusques. Le képi–un képi graisseux aux ors fanés–campé sur l’occiput, Dansel très rose, très gai, suant la santé et l’amour du tapage, était monté sur la table d’où il sauta à pieds joints sur le parquet. M. Bisson avait repris sa règle et flagellait le bois de sa chaire en criant:
–Allons, messieurs, mettez-vous en rang. On finit par obéir. Ces enfants se soumettaient moins aux ordres du maître répétiteur qu’à une habitude. Tous les jours, à pareille heure, ils se rendaient en classe. Ils faisaient maintenant comme ils avaient fait hier et comme ils feraient demain. Deux par deux, ils s’alignèrent. Thierron et Lordereau avaient pris la tête. Le premier fit sauter de l’index droit la