Les ailes brûlées. Lucien Biart
de la régence, Mme de Lesrel n’allait nulle part sans son mari.
A la longue, prenant goût à ce salon, surtout à l’intimité courtoise qui y régnait, M. de Lansac se fit une habitude de le traverser deux fois par semaine. Ses opinions en politique et en littérature étaient nettes et saines, il s’animait lorsqu’il s’agissait de les défendre, et lui, le taciturne, devenait soudain éloquent. Dans ces occasions, il voyait le doux regard de Mme de Lesrel s’arrêter sur lui avec curiosité; souvent la jolie femme le mettait aux prises avec un contradicteur, comme si elle eût été heureuse de l’entendre discuter.
Trois mois s’écoulèrent, et ce ne fut plus chaque semaine, mais chaque jour que M. de Lansac fit le pèlerinage de la rue de Courcelles. Il fréquentait les théâtres et ne dédaignait plus les fêtes officielles, heureux d’y voir briller sa belle amie. Un soir, son fidèle Louis, pénétrant dans sa chambre à l’heure où il s’habillait, leva les bras vers le ciel à la vue des fauteuils et du lit couverts de chemises dépliées. de cravates chiffonnées. Son maître, depuis quelque temps, se plaignait avec amertume du peu de soin des blanchisseuses, de l’infériorité de son tailleur sur celui de Mauret, et il recommença ses plaintes.
–Ce n’est pas ça, dit Louis avec le large sourire qui lui fendait la bouche jusqu’aux oreilles, et en secouant la tête d’un air entendu: le tailleur de monsieur l’habille toujours bien, il n’y a rien à lui reprocher; ce n’est pas ça.
–Et qu’est-ce donc, s’il te plaît?
–Oh! dit Louis, toujours souriant, monsieur a fait une connaissance; voilà tout.
M. de Lansac allait répliquer, il se contint et acheva lentement de s’habiller. Le soir, contre les prévisions de Louis, il rentra vers neuf heures, s’installa près de son feu et se perdit dans une longue rêverie.
IV
Ainsi qu’il l’avait dit à Mauret, M. de Lansac se croyait loin des coups de foudre et des folles passions. Depuis cinq ans, toutes ses facultés étaient concentrées sur un seul point, l’étude approfondie des écrivains militaires. Il rêvait une guerre qui, en le mettant à même d’utiliser le savoir qu’il aurait acquis, lui ferait conquérir les hauts grades qu’il ambitionnait.
Le mot trivial de son domestique le réveilla brusquement et l’amena à réfléchir.
Il sonda son cœur, vit la place énorme prise insensiblement dans sa vie par Mme de Lesrel, et reconnut que l’aimant qui l’attirait rue de Courcelles était quelque chose de plus que de l’amitié.
Un peu effrayé de sa découverte, il sonda plus avant. D’un scrupuleux examen de son âme il tira au clair cette vérité, c’est que le commerce de la jeune femme devenait pour lui un danger. De même que les Russes marchant aveuglément vers Austerlitz, il se laissait attirer par le regard de la charmeuse dont tout l’être respirait la séduction. M. de Lansac appela à son aide sa volonté, son amour-propre, sa raison. La vertu de Mme de Lesrel était incontestable; se donnerait-il, à son âge, le ridicule d’apparaître en amoureux transi! S’exposerait-il, dans une minute d’enivrement, à risquer une déclaration repoussée d’avance?
A trois heures du matin l’officier se débattait encore contre lui-même, essayant de se persuader de la vanité de ses craintes. S’éloigner, renoncer à visiter Mme de Lesrel! A cette idée quelque chose saignait en lui. Cette souffrance eut raison de ses hésitations.
–Il est temps de fuir, se dit-il.
Et, à la grande joie de Louis, il se mit en route le lendemain pour la Bretagne.
Quand M. de Lansac, arrivé durant la nuit, ouvrit les yeux vers neuf heures du matin, il ressentit un bien-être, un sentiment de sécurité semblable à celui qui envahit le cœur des marins, lorsqu’ils découvrent le port après une périlleuse traversée. Il reposait dans la chambre où ses années d’enfance s’étaient écoulées, dans la vieille demeure à l’ombre de laquelle dormaient nombre de ses aïeux. Il se leva, et sa première journée s’écoula à parcourir le parc à peine entretenu, à visiter les coins qui, pour lui, gardaient de chers souvenirs. Il ne s’amusa pas à rêver, acheta un cheval, et, du matin au soir, chevaucha d’un village à l’autre, brisant son corps de fatigue. Il se rendait le plus souvent sur le bord de la mer, distante de vingt kilomètres de son habitation, et dont le grand murmure exerçait sur son esprit une action calmante. Un soir, voyant passer une locomotive qui courait vers Paris, il fut pris d’une violente envie de se rendre à la prochaine gare. Cette révolte de sa volonté valut à son innocente monture un temps prolongé de galop. Deux mois plus tard, assis sur un talus, M. de Lansac regardait défiler avec calme les wagons emportés vers Paris. Il travaillait, et ne songeait plus à Mme de Lesrel que pour voir en elle une amie charmante.
A l’automne, une inspection des travaux exécutés sur la frontière de l’Est, faite en compagnie de son général, absorba si bien M. de Lansac, qu’elle acheva sa guérison, et le mois de novembre le trouva dans son logis, ayant repris sa vie régulière et studieuse.
Un beau matin, son ami Mauret, venu maintes fois demander de ses nouvelles, entra dans son cabinet.
–Vous voilà donc enfin, s’écria le jeune homme; d’où venez-vous, bon Dieu! et que vous est-il arrivé? Pourquoi êtes-vous parti avant le printemps? Pourquoi ne vous a-t-on pas aperçu de tout l’été? Comment se fait-il que vous soyez ici incognito? car on ne vous voit ni au cercle, ni chez le général, ni…
–Des affaires de famille, répondit M. de Lansac, m’ont appelé dans mon pays; j’ai ensuite voyagé dans l’Est, vous savez cela. Depuis mon retour, je suis absorbé par un travail qui ne me laisse aucun loisir.
–Est-ce là tout? demanda Mauret d’un air malicieux.
–Que supposez-vous donc? répliqua M. de Lansac avec une légère brusquerie.
–Rien. Vous avez annoncé votre départ à Mme de Lesrel, mais non votre retour. Elle s’informe sans cesse de vous; elle est attristée, je répète ses paroles, de ne plus vous voir. Dans son salon, on prétend que… vous comprenez… les ailes, ajouta Mauret en laissant retomber ses bras le long de son corps. Si c’est vrai, Lansac, vous êtes encore plus fort que je ne le croyais.
–Par bonheur, ce n’est pas vrai.
–Alors pourquoi ne vous voit-on plus rue de Courcelles?
–Mon travail…
–De cinq à sept heures? Mme de Lesrel, mon cher, a pour vous une véritable amitié, et vous ne devriez pas la négliger ainsi, ne fût-ce que pour faire taire les médisants.
–Je compte lui rendre bientôt visite.
–A la bonne heure! Je vous préviens que vous trouverez les rangs augmentés de trois soupirants: d’un blond pianiste, entre autres, qui me cause quelques inquiétudes; ces pékins-là ont l’air d’avoir inventé les airs qu’ils jouent, et les femmes, vice d’organisation, aiment l’idéal jusque dans la prose.
Quinze jours s’écoulèrent encore et M. de Lansac n’alla pas rue de Courcelles. Une après-midi, Louis, d’un air de mauvaise humeur, déposa une lettre sur la table de son maître. Celui-ci releva aussitôt la tête, un parfum bien connu lui révélait d’où venait cette lettre. Mme de Lesrel, en trois lignes, le priait de passer à l’hôtel, elle voulait lui demander un service.
M. de Lansac laissa tomber le billet et secoua d’abord la tête négativement. Mais comment justifier ce manque de politesse envers une femme qui, en résumé, n’était coupable que de grâce et de beauté? M. de Lansac sonda son cœur.
–Allons, se dit-il, le danger est passé, bien passé, puis une fois n’est pas coutume.
A cinq heures, il se présenta rue de Courcelles.