Les ailes brûlées. Lucien Biart
–Oui, répondit le jeune homme, dont le front s’assombrit, je l’ai vue il y a quinze jours et j’ai eu peine à reconnaître notre belle amie d’autrefois.
–Sait-elle, demanda M. de Lansac, après, un instant de silence, que j’exposais ma vie lorsque son mari, croyant à une feinte, s’est enferré sur mon épée?
–Elle le sait.
–Elle me maudit?
–Non, Lansac, elle ne vous maudit pas; elle… Sur mon honneur, s’écria le jeune officier, je ne crois pas qu’il y ait au monde un être plus malheureux qu’elle, si ce n’est vous.
–Elle prononce encore mon nom?
–Oui, comme celui d’un ami dont elle est à jamais séparée, dont elle espère de grandes choses.
Le colonel secoua la tête avec tristesse.
–Nous nous battrons en hommes, dit-il; mais rappelez-vous mes paroles, Mauret, nous serons vaincus.
Le jeune officier protesta, il voyait l’horizon moins noir que ne le voyait son ami, il avait confiance dans le soldat, dont le courage répare souvent les fautes de ses chefs. M. de Lansac l’écouta sans le contredire. Vers dix heures du soir, Mauret monta à cheval pour regagner Metz.
–Si vous écrivez à Mme de Lesrel, dit le colonel, si vous la revoyez… Mais non, rien.
Les deux officiers se séparèrent émus. Sait-on jamais, lorsque le canon se dispose à tonner, si l’on se reverra le lendemain? M. de Lansac ne rentra pas sous sa tente; il se promena longtemps solitaire. La nuit était tiède, les étoiles scintillantes, et, le regard levé vers ces mondes, le colonel songeait à la vie future, à ce lendemain de la mort dont nulle philosophie n’a pu soulever le voile. Il se demandait ce que pèsent nos actions dans la balance du Juge éternel, quel dédommagement attend ceux qui ont souffert ici-bas. Un peu avant le jour, il se jeta sur son lit, pour se réveiller en pleine bataille.
Vers le soir, après des prodiges d’énergie, d’audace désespérée, le colonel voyait tomber autour de lui la poignée de soldats que, par un dernier effort d’héroïsme, il venait de ramener au feu pour la troisième fois. Vaincu, un tronçon d’épée à la main, l’œil terrible, il regardait s’avancer les masses de l’ennemi. Il songea à l’armée maladroitement disséminée sur la frontière, et, derrière cette première bataille perdue, il vit la France, mal préparée pour la lutte, devenir la proie d’un implacable vainqueur. Tandis que les boulets pleuvaient, écrasant les blessés qui râlaient sur la terre rouge de sang, il entendit les cris lugubres de la défaite et envia le sort de ceux dont les cadavres l’entouraient. En ce moment l’image de Mme de Lesrel passa devant ses yeux. M. de Lansac, ne voulant pas fuir, marcha droit à l’ennemi et tomba bientôt foudroyé. C’était un véritable homme de guerre, destiné à faire parler de lui, et nul ne sait où est sa tombe.
Mme de Lesrel, atteinte d’une maladie de langueur, a vainement demandé à l’Italie l’influence de son doux climat. Elle s’est doucement endormie, il y a quelques années, entre les bras du général Mauret, dont Louis, depuis neuf ans, est le fidèle serviteur.
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