Les ailes brûlées. Lucien Biart

Les ailes brûlées - Lucien Biart


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drapait dans un peignoir d’une étoffe bleue, bordé de chinchilla. La tête couverte d’une fanchon qui encadrait son fin visage à la façon des mantilles, elle se pelotonnait entre les bras d’un grand fauteuil sur lequel elle était assise. Ainsi renversée, son corps se modelait sous les plis de la légère étoffe et ses petits pieds, chaussés de bas gris-perle et de souliers découverts, se croisaient et s’agitaient. Elle sonna, défendit sa porte, se posa de côté, la tête appuyée sur sa main, la hanche saillante et ronde. Ses prunelles bleues –elles étaient bleues ce soir-là–caressaient le colonel de leur regard languissant.

      –Combien je suis heureuse de vous revoir, dit-elle en lui tendant pour la seconde fois la main d’un geste spontané; les amis de votre caractère sont rares, et les hommes sont si capricieux, que je craignais de vous avoir perdu. Je vous ai appelé, continua-t-elle sans laisser à M. de Lansac le temps de répondre, pour vous demander conseil sur un sujet si délicat, si intime, que j’ose à peine l’aborder, maintenant que voilà l’heure venue. Vous êtes cependant le seul de mes amis à qui je puisse confier un pareil secret, car vous êtes le seul à voir en moi autre chose qu’une jolie femme. Ecoutez donc. On m’a mariée, il y a six ans, à M. de Lesrel, sans trop me consulter, bien entendu; je ne me plains pas, mais.

      La jeune femme se tut.

      –M. de Lesrel vous adore, hasarda M. de Lansac.

      –Il est mon mari, répliqua aussitôt Mme de Lesrel; il m’aime comme je l’aime, d’une affection bien calme; j’ai pu, jadis, rêver autre chose, et…

      Elle se tut de nouveau, redressa un peu la tête, et son regard demeura fixé sur un paysage d’Hobbéma placé en face d’elle. Dans l’horizon lointain que représentait le tableau, dans son ciel semé de légers nuages dorés par le soleil, elle semblait chercher le rêve non réalisé de sa jeunesse, un rêve d’hier.

      Le pouls de M. de Lansac s’accéléra. Une satisfaction intérieure l’envahit à la pensée que M. de Lesrel n’occupait pas dans l’âme de sa femme la place que chacun croyait. En somme, il apprit que M. de Lesrel, engagé dans des spéculations, réclamait de sa femme une signature qu’elle n’osait ni lui refuser ni lui accorder, faute d’en connaître les conséquences. M. de Lansac ne se demanda pas une seule minute pourquoi la jeune femme s’adressait à lui, assez ignorant en affaires, alors que son salon renfermait tant de légistes, d’avocats et de financiers célèbres. Il ne vit dans son action qu’une preuve de confiance, qui le transporta. Du reste, la question fut aussitôt écartée que posée. On avait le temps de réfléchir, ce n’était que dans un mois que Mme de Lesrel aurait à signer. Pendant plus d’une heure, M. de Lansac demeura sous le charme de l’enchanteresse qu’il avait si vaillamment fuie, et qui, au nom de l’amitié–ce nom revenait souvent sur ses lèvres–réclamait son appui. Il fallait la traiter en sœur, disait-elle, la bien voir comme elle était, une femme délicate, indécise, faible, qui, à défaut d’amour dans le mariage, à défaut d’enfant, dépensait son âme en affections choisies, ce qui la sauvait de passions plus dangereuses. Il fallait l’aimer, la protéger. Comme elle se faisait humble, adorable, débile, pelotonnée au fond de son fauteuil! Quelle candeur dans son regard qui implorait!

      M. de Lansac, troublé, protestait de son dévouement pour le doux être qui se plaçait en quelque sorte sous sa protection. Il sortit de cet entretien enivré, vaincu. Il venait de rapprendre à jamais le chemin de la rue de Courcelles, et, quoi qu’il arrivât, il ne partirait plus. Il avait l’oreille pleine de cette voix de sirène, les yeux pleins des troublants rayons de ce regard qu’il revoyait suivre un rêve intérieur; il ne pouvait distraire son esprit de l’image des poses lasses de ce corps voluptueux. La jolie femme, par ses confidences, par ses demi-mots, avait entr’ouvert les portes de l’espérance; Eve triomphait une fois de plus.

      La nuit ne dégrisa pas M. de Lansac, au contraire. Il revit Mme de Lesrel, elle lui lança deux ou trois regards qui achevèrent de le captiver. Avoir été distingué, choisi par cette adorable femme dans la foule d’hommes supérieurs au milieu desquels elle vivait, quelle victoire! L’officier, si expérimenté en stratégie, se laissait prendre aux pièges de l’ennemi avec une naïveté qu’un seul mot suffit à expliquer: il aimait.

      Louis, à sa grande surprise, trouva de nouveau chaque soir la chambre de son maître jonchée de linge déplié. Toutefois, il le voyait de si belle humeur, qu’il en prit son parti. L’encre de Chine sécha dans les godets, les crayons restèrent émoussés, et M. de Lansac, qui résumait la campagne d’Autriche de1805, la délaissa complètement. Ce n’étaient plus les manœuvres dont le résultat fut la capitulation d’Ulm qui le préoccupaient, mais la tactique d’un général vieux comme le monde: Eros.

      Sans se souvenir qu’il l’avait fui, il redevint l’assidu visiteur du salon de la rue de Courcelles. Deux ou trois fois, les jours de migraine, il fut invité à venir causer au coin du feu. Il voyait alors l’idole en soi-disant négligé, les cheveux dénoués, les épaules couvertes d’une pelisse de cachemire brodée d’or qui s’obstinait à glisser, qu’il fallait sans cesse remettre en place. Peu à peu M. de Lansac sortit de sa réserve et risqua de loin en loin un compliment.

      –Oh, oh! disait alors la jolie femme avec une moue délicieuse, voilà, ce me semble, qui dépasse les justes bornes de l’amitié.

      En même temps, son regard semblait remercier, encourager le complimenteur; elle lui souriait, ses paupières s’abaissaient palpitantes. Elle se taisait, écoutait, rêvait.

      Les allures de Mme de Lesrel ne ressemblaient en rien aux manœuvres ordinaires des coquettes; elle séduisait sans provocation apparente, par le charme de sa beauté, par la vive sympathie qu’inspirait son caractère. Bien que le colonel ne péchât ni par excès d’audace ni par fatuité, il fut frappé, certain soir, des inflexions caressantes que prenait la voix de la jeune femme lorsqu’elle s’adressait à lui, et il se dit avec conviction:

      –Elle m’aime.

      Il n’en devint pas plus entreprenant, mais, à dater de cette heure, qui eût dû le rendre heureux, il souffrit.

      Il souffrit de voir Mme de Lesrel s’appuyer sur le bras de son mari, il souffrit de la voir distribuer à chacun des amis qui la visitaient des poignées de main, des sourires, une part de cette grâce qu’il eût voulu tout entière. Ildevint jaloux et, à plusieurs reprises, se montra maussade en face de la jolie femme, dont les grands yeux profonds le regardaient alors avec une candeur à le rendre fou.

      En dépit de cette jalousie, l’amour du colonel, comme il devait arriver étant donné son caractère loyal et droit, se maintenait dans les hauteurs les plus éthérées. Certes il souhaitait voir sa passion devenir contagieuse; mais il estimait trop la jeune femme pour admettre qu’elle pût jamais faillir. L’aimer, en être aimé, ses rêves n’allaient pas au delà.

      Tout à coup, à l’abandon familier de Mme de Lesrel avec lui, succéda une sorte de contrainte, d’embarras qui n’échappa pas au colonel. Elle se montra capricieuse, fébrile, et parut prendre à tâche de le contredire. Elle si bonne, d’une égalité d’humeur si parfaite, eut pour lui des railleries et des mots cruels. Il ne répliquait pas; mais, en le voyant sombre, attristé, la jeune femme pansait la blessure qu’elle venait de lui infliger par une caresse de son regard, et le remède était peut-être plus troublant encore que le mal.

      Lorsqu’elle devait dîner en ville, Mme de Lesrel, afin de ne perdre aucun des instants que lui consacraient ses amis, apparaissait souvent dès six heures en grande toilette. Un soir qu’admirablement parée elle semblait plus belle encore que de coutume, M. de Lansac demeura le dernier dans le salon. Il mordillait la pomme de sa badine et, l’œil ardent, il regardait la jolie femme marcher, tourner autour de lui, cambrer sa taille, rajuster une dentelle de sa jupe, une fleur de son corsage, un diamant dans ses cheveux. La discrète lumière filtrée par les abat-jour teintait de rose ses épaules satinées. L’air, doucement agité par ses mouvements félins, arrivait parfumé aux narines dilatées de M. de Lansac et l’enivrait.


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