Trois Roses dans la rue Vivienne. Gustave Claudin

Trois Roses dans la rue Vivienne - Gustave Claudin


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confuse les caresses qu’on lui prodiguait.

      Sa joie ne devint évidente que lorsque, après l’incendie, on la fit asseoir à une table pour lui offrir à boire et à manger. Alors, ses yeux s’illuminèrent; elle se prit à sourire, et on l’aurait vue, rappelant en tout point cette créature bestiale si bien décrite par Théophile Gautier dans Mademoiselle de Maupin, prête à cracher sur l’Iliade d’Homère, et à se mettre à genoux devant un jambon...

      A partir de ce jour, la Gritte, bien qu’absolument étrangère au pays, conquit son droit de cité. On se montra un peu plus bienveillant pour elle; on ne lui ménagea plus les aumônes. Elle s’en allait de porte en porte quérir sa nourriture. On se cotisa et on lui procura du linge et des vêtements; un paysan lui permit même de s’installer dans une cabine située à l’entrée du village, dans laquelle il serrait l’hiver les échalas d’une vigne qui lui donnait du mauvais vin.

      Le jour, elle errait dans les rues, s’arrêtant aux portes, jouant avec les petits enfants; elle les portait quand ils se disaient fatigués, et les ramassait quand ils tombaient, avec une douceur de gestes qui lui gagna la confiance de toutes les mères. Elle était comme le chien de ce troupeau de petits enfants. Quand un étranger survenait, la Gritte, l’œil au guet, se plaçait d’un air menaçant entre les mioches et le passant, en semblant exprimer du geste et par toute son attitude qu’elle lui défendait de les toucher.

      Le dimanche et les jours de fêtes, elle mettait son plus beau cotillon et s’en allait à l’église. Elle s’agenouillait près d’un pilier et marmottait des prières pendant toute la durée de la messe. Bien heureux, dit l’Écriture, sont les pauvres d’esprit! Elle avait, à ce compte, tout ce qu’il fallait pour gagner sûrement le ciel.

      Elle s’en allait aussi, souvent, courir à travers les plaines, les prairies et les bois qui bordent la route conduisant à Coulommiers.

      La campagne, en cet endroit, passe pour très-pittoresque. Si j’étais accessible à ces sortes de beautés, j’essayerais de les décrire, mais je m’en abstiendrai, imitant ainsi bien présomptueusement Socrate, qui n’aimait pas les paysages parce qu’ils ne lui apprenaient rien. La prairie verte traversée par le ruisseau qui serpente, les grands peupliers agités en cadence par le vent, les lueurs du soleil couchant tombant sur la cime des chênes, la mélancolie de la vallée avec le son des cloches dans le lointain et la chanson des bergers nonchalants qui ramènent leurs brebis au bercail, sont autant de lieux communs, déflorés et démodés depuis longtemps par ces diseurs de riens qui croient devoir tout admirer, et qui poussent ce travers jusqu’à tomber en extase à la vue d’un prunier. Si Virgile a composé ses Églogues, c’est parce que de son temps la terre avait encore conservé quelques vestiges de sa robe virginale et de sa grâce primitive. Longtemps après lui, Racan écrivit la dernière idylle. Depuis l’invention du cadastre, tout ce charme a disparu; adieu les paysages! Pour ma part, je me refuse à croire qu’il y ait encore des bocages et des vallées solitaires où Daphnis et Chloé roucoulent mystérieusement l’amour et où les bergères de Watteau et de M. de Florian portent des bas de soie à coins d’or, pour garder leurs troupeaux; ces tableaux ont à jamais disparu de la vieille Europe, depuis qu’elle est tombée au pouvoir des ingénieurs, qui l’ont tatouée partout de leurs travaux.

      Le dieu Terme a cédé la place aux bornes kilométriques; les chemins de fer ont remplacé les sentiers, les montagnes ont été perforées par des tunnels; les collines ont été escaladées par des viaducs; sans compter les fils du télégraphe, les essais de drainage, les prairies artificielles, les irrigations, les canaux, les endiguements des fleuves et des rivières, tous les autres accessoires, en un mot, de ce nouveau monde dans lequel la science veut nous faire entrer. Voyez-vous Virgile lui-même, au milieu de ce capharnaüm, et n’entendez-vous pas les imprécations que ferait entendre sa muse scandalisée, en voyant les rossignols réduits, en débitant leur chanson, à se percher sur les fils du télégraphe? Vous représentez-vous encore Daphnis et Chloé sentant passer au-dessus de leur tête les dépêches de l’Agence Havas, et confondant au loin le bruit d’un train rapide avec les grondements du tonnerre?

      Et qu’on ne dise pas que j’exagère la perturbation que l’activité des hommes est allée porter en tout lieu. Ne va-t-on pas en chemin de fer d’Amsterdam à Gibraltar, et de Brest à Pétersbourg? Est-ce que nuit et jour les forêts, les vallées autrefois solitaires et pleines de mystères, ne sont point traversées par des trains de chemin de fer qui passent avec la rapidité de la flèche sur tous les obstacles qu’on a vaincus pour permettre à l’homme d’abolir en quelque sorte la distance? J’admire, si l’on veut, ces prouesses du progrès, mais je maintiens qu’elles ont tué le pittoresque, et supprimé pour toujours les bergerades. Nous ne verrons plus ces choses que dans les ballets de l’Opéra.

      Cette fugue un peu longue indique assez que je ne me sens point capable de décrire les sites à travers lesquels la Gritte s’en allait chercher des champignons, des morilles et du cresson, qu’elle vendait ensuite, pour quelques sous, aux habitants de Jouarre. Ce petit commerce, joint aux aumônes qu’on lui faisait, lui permettait de vivre à peu près. Quand elle avait quelques sous dans sa poche, elle achetait des friandises qu’elle partageait avec les petits enfants.

      Elle était très-courageuse et très-active, ne craignant ni le froid ni la chaleur, et se montrant toujours prête à aider le paysan qui lui demandait de rapporter un fardeau en son logis. Elle se laissait charger comme une bête de somme sans jamais se plaindre. Elle savait d’avance que ce service rendu lui vaudrait le soir une assiette de soupe ou un bon morceau de lard à mettre sur son pain;

      Sur cette route qui va de Jouarre à Coulommiers, se trouve, à près de deux lieues, le vieux château de Nolongue, qui a conservé son air de donjon féodal. Il est entouré de fossés profonds, et, pour y entrer, il faut traverser un pont-levis. Ce château perdu au milieu d’un bois avait jadis abrité de fort belles châtelaines. On découvrait encore les restes des longues charmilles sous lesquelles ces nobles dames allaient promener leur tristesse, lorsque leurs époux se trouvaient en terre sainte pour combattre les infidèles. L’histoire, ou plutôt la légende rapporte que de bons ermites et de jeunes pages durent à l’absence de ces preux chevaliers des aventures assez agréables; mais les temps étaient changés. Il n’y avait plus d’ermites dans les bois ni de châtelaines dans ce château, que son propriétaire n’habitait presque jamais. Ce propriétaire, un comte, vivait, disait-on, l’hiver à Paris, et l’été en Bretagne. Il ne venait à Nolongue que très-rarement.

      La Gritte rôdait souvent autour du château. Elle y trouvait beaucoup de cresson, puis tout à côté, à l’une des barrières de la forêt, elle était sûre de rencontrer des chasseurs qui n’oubliaient jamais de lui faire l’aumône.

      Hélas! pourquoi cette pauvre créature, qui ne connaissait pas le danger, allait-elle à ce périlleux endroit? L’été, quand il faisait très-chaud, elle se montrait souvent dans des négligés plus que galants. L’histoire rapporte que ce fut à cette place que des chasseurs peu généreux la remarquèrent un jour, et, malgré l’absence de tout ruban et de tout falbalas, la trouvèrent plus jolie que les demoiselles de la ville.... En trois ans, la pauvre muette, féconde comme la mère Gigogne, mit au monde trois petites filles.

      On fit beaucoup de morale à la pauvre fille. Elle ne comprit pas un mot à ces remontrances; cependant, elle devint craintive et presque sauvage, et, s’éloignant de ceux qui voulaient l’approcher, elle fuyait à leur vue comme ces chiens qui ont été battus et qui redoutent de l’être encore. Les jours suivants, elle ne fit plus que de courtes apparitions, puis elle disparut tout à coup, sans que personne dans le pays pût dire où elle était allée.

      Quant à ses trois petites filles, le maire de Jouarre, en sa qualité de magistrat municipal ayant charge d’âmes, parvint à les placer dans une crèche; comme elles n’avaient aucun parent, il promit même de veiller à leur avenir et de leur faire apprendre un état.

      Le conseil municipal, consulté à ce propos, se montra plein d’humanité.


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