Trois Roses dans la rue Vivienne. Gustave Claudin
et les coiffures exposés dans la montre, elle fit établir des petits rideaux d’un taffetas blanc impénétrable. De cette façon, elle mit ses ouvrières à l’abri de ces mille regards tous entachés de ce gros péché que saint Paul appelle la concupiscence des yeux. Les modistes lui surent gré de cette précaution, qui leur épargnait l’investigation brutale et malséante d’une infinité de monstres et de butors qui semblaient vouloir se brûler à la lueur de leurs yeux, comme des insectes à la flamme d’une chandelle.
Malheureusement, la réputation de beauté des jeunes modistes était si solidement établie, que l’application des petits rideaux ne découragea point les passants. Ils restaient là, groupés, et attendant qu’on écartât le voile pour prendre ou placer un objet dans la montre. Alors, pour disperser ces importuns, on avait recours à toute espèce de ruses. Tantôt un garçon de magasin dressait une échelle pour nettoyer les glaces et les cuivres de la devanture; ou bien il arrivait avec de l’eau pour laver le trottoir et donner un peu de fraîcheur. Mme Talexis appelait cela la première sommation.
Il arrivait quelquefois que d’aimables flâneurs, tout infatués d’eux-mêmes et se croyant irrésistibles, entraient dans le magasin pour faire une acquisition. Ils ne se décidaient à rien, et, pour prolonger l’entretien, hésitaient entre un chapeau rose et un chapeau bleu. Mais ce procédé ne leur valait aucun profit, car à peine avaient-ils trahi leur indécision, que Mme Talexis intervenait avec son autorité de matrone, renvoyant son ouvrière et faisant poliment comprendre aux importuns d’avoir à prendre un parti, d’acheter tout de suite, ou de continuer leur promenade. On aurait difficilement trouvé un cerbère plus maussade et une duègne plus décourageante que Mme Talexis, quand il s’agissait d’éconduire un coureur d’aventures; elle le harcelait de monosyllabes qui mettaient fin à tout dialogue, et le malheureux, pris au piège, battait en retraite, gauchement, sous les regards moqueurs de l’atelier.
Sous aucun prétexte, Mme Talexis n’eût envoyé Noémie en course. Pour les deux autres, elle y voyait moins d’inconvénient. Louise était glaciale, Marguerite fière et dédaigneuse à ce point, qu’elle croyait déroger quand elle parlait à un inconnu.
Pour les distraire, elle les conduisait au spectacle le dimanche; mais il aurait fallu apporter le rideau de taffetas blanc de la devanture, pour le dresser devant la loge, par la raison qu’à chaque entr’acte, toutes les lorgnettes étaient braquées sur les trois jeunes filles. Les coureurs d’aventures, voyant des femmes seules, devenaient plus hardis; on les voyait rôder aux alentours comme des âmes en peine.
L’un affectait un air sentimental, et soupirait à fendre l’âme; un autre prenait des attitudes triomphantes, persuadé qu’on allait le trouver irrésistible.
Mme Talexis était là pour déjouer toutes ces simagrées. Elle n’avait pas de peine à démontrer à ses modistes que ces messieurs étaient autant de farceurs qui, chaque soir, où qu’ils fussent, jouaient la même comédie et simulaient la même passion.
Elle s’acquittait à merveille de ce rôle de chien de berger; elle observait tout, voyait tout, prévoyait tout. Un soir, un jeune homme, qui paraissait étranger, fit remettre à Marguerite un énorme bouquet contenant sa carte. Il lui demandait un rendez-vous. Mme Talexis prit le tout, et alla le porter à l’officier de police de service. Le noble étranger se tint tranquille et borna sa vengeance à foudroyer de son regard la duègne qui troublait ses bonnes fortunes à venir.
Quand cette patronne modèle avait des commandes qui, par leur importance, la forçaient à exiger de ses ouvrières un surcroît de travail, elle les récompensait de leur peine. Un certain dimanche de juin, on ne put terminer que vers cinq heures du soir des parures destinées à un mariage. Mme Talexis, trouvant qu’il était trop tard pour conduire ces demoiselles à la campagne, fit apprêter un petit dîner fort délicat, et, en attendant, les emmena respirer un peu place de la Bourse.
C’était là une bien médiocre distraction, car on ne se doute pas de ce qu’est par un dimanche d’été la place de la Bourse, alors que tout le monde est parti pour la campagne. Ce coin si actif et si remuant de. Paris est désert et silencieux comme le jardin des Capulets. Les boutiques et les magasins sont fermés; le monument grec, lui-même, est abandonné ; on se demande ce qu’il fait au milieu de cette solitude. Ce temple païen, dont, pendant la semaine, les portiques et les galeries extérieures sont animés par une foule fiévreuse, ahurie, que le démon des affaires semble emporter, prend une physionomie triste et ridicule. Le concierge qui le garde profite de cet instant pour exposer sur une des marches les quelques pots de fleurs qu’il cultive et pour les arroser. Il procède d’ordinaire à cette opération dans le négligé le plus galant. Il est en manches de chemise, coiffé d’une calotte de velours et chaussé de pantoufles en tapisserie; on voit cela d’ici. On se demande comment il se peut qu’un temple que n’aurait point dédaigné le maître des dieux, en soit arrivé, à cette heure désolée, à tomber au pouvoir d’un être prosaïque et burlesque, qui méconnaît sa grandeur, insulte à ses proportions, et se comporte comme s’il se trouvait dans une échoppe de savetier.
L’ensemble de la place n’est pas moins triste à voir. A la porte de chaque maison se tiennent les malheureuses concierges, qui, retenues à leur poste, en sont réduites, pour prendre l’air, à s’exposer à la réverbération chaude de l’asphalte. On croit entendre chacune d’elles s’écrier comme Phèdre:
Que ne suis-je assise à l’ombre des forêts!
Les quelques arbres plantés autour du monument paraissaient rabougris et fanés; les grilles qui les entourent semblent en faire les prisonniers de la végétation. On devine que toutes ces maisons tatouées à l’extérieur d’enseignes de toutes dimensions et de toutes couleurs sont abandonnées, et on se refuse à admettre que la vie reprendra le lendemain dans ces parages absolument morts.
Il fallut, pour ce jour-là, se contenter de cette monotone promenade, qui ne charma point du tout ces pauvres petites demoiselles. Combien mieux auraient-elles aimé entendre chanter les fauvettes, cueillir des bluets dans les blés, attraper des papillons et courir dans la prairie! Pour les consoler de leur désappointement, on leur promit de les conduire, le dimanche suivant, à Ville - d’Avray, dîner près des étangs. La partie eut lieu. On dîna dans un jardin, au milieu d’un bosquet converti en salle à manger, et en face de cette mare d’eau décorée du nom d’étang, que Corot a reproduite trois cents fois sur ses petites toiles.
Le dîner fut très-gai, mais tout se gâta vers le dessert. Mme Talexis se fâcha sérieusement contre Noémie, qui ne se montrait point assez courroucée des regards que fixaient trop longtemps sur elle de jeunes étourdis. Louise se joignit à sa patronne pour accabler la pauvre petite de ses reproches et lui prédire qu’elle finirait mal si elle se prêtait à de telles inconvenances. Noémie fit la moue comme Esméralda, et ne dit plus un mot.
CHAPITRE II
Vers le mois d’octobre, la baronne Lydia de Vergy, une des meilleures clientes de Mme Talexis, vint la trouver pour une forte commande. La baronne était de retour des bains de mer, où elle était restée près de deux mois. Elle avait parcouru les stations de la côte de Normandie, et y avait fané toutes ses toilettes et tous ses chapeaux. Elle n’avait plus rien à mettre sur sa tête. Elle achetait environ cinquante chapeaux par an à Mme Talexis; elle dépensait dans la même proportion chez sa couturière et chez son couturier. Disons qu’elle avait une grande fortune et qu’elle. payait régulièrement ses fournisseurs. Son mari aimait les chevaux, suivait toutes les courses, vivait beaucoup au cercle et fort peu dans son intérieur. La baronne ne se servait de la liberté presque absolue que lui laissait son époux que pour abuser des chiffons; c’était une des femmes les plus élégantes de Paris.
Mme Talexis lui montra les modes nouvelles et les formes infinies qu’on donnait aux coiffures; la noble