L'Holocauste: Roman Contemporain. Ernest La Jeunesse

L'Holocauste: Roman Contemporain - Ernest La Jeunesse


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minutes, des minutes nous fûmes l'un auprès de l'autre, sans nous voir, les yeux s'enfonçant dans l'infini.

      Le soir tomba sur nous comme une grotte amoureuse.

      Un azur énorme enveloppait la ville et la mer, un étui d'azur descendait sur la montagne, derrière la mer, qui s'estompait comme un paysage du Vinci.

      Et c'était vraiment un azur d'éternité.

      Nous demandâmes de l'éternité à la mer, nous demandâmes de l'éternité au crépuscule et au silence et, toujours sans parler, nous revînmes vers la ville par les degrés larges et plats.

      Et, parmi cet azur, tu me dis:

      —Au revoir.

      dans du vert, le vert d'une plante qui se dressait et se penchait.

      Personne n'est plus maladroit que moi pour porter à ses lèvres une main de femme, et jamais je ne fus plus maladroit. J'eus la gaucherie du petit enfant, l'effroi du lâche, l'ardeur du fanatique, toutes les timidités, toutes les impatiences, toutes les gloutonneries.

      Tu ne me fis pas de reproches, tu n'eus pas de sourire, tu ne me fis pas remarquer que j'avais la fièvre.

      Tu n'osas même pas répéter ton «Au revoir» et tu t'en fus aussi vite que possible, fuyant ton avenir, fuyant ta vie, fuyant ta fatalité.

      Et tu n'allais pas trop vite, tout de même, parce que tu étais dans la ville de lenteur, d'harmonie et de beauté.

      Tu allais en Italie.

      Je t'y suivis, de loin, d'ici.

      Je variai ton voyage, de ma fantaisie, de mon respect, je l'enfonçai dans le passé: j'en fis un voyage romantique. Tu allas, de par moi, le long des routes qui n'existent plus et qui n'existèrent jamais et les eaux de Venise te rendirent des gondoles prisonnières, des gondoles en poussière et je te fus un guide archaïque parmi la pureté de Bergame et les forêts de Vicence. Et nous descendîmes plus avant cependant que, solitaire, j'inventais l'Italie en m'hallucinant de toi...

      Mais voici que tu dors, petite chambre et que tu dors heureuse: j'ai bien su te bercer. Je vais te laisser, et je suis triste. Je te confie mon bonheur.

      Je m'en vais. Dors bien, petite chambre.

      Et toi, lampe si pâle que j'éteins d'un soupir, dors bien, toi aussi. Je ferme la porte tout doucement pour n'éveiller ni la chambre ni la lampe.

      Et c'est la rue, c'est le siècle, ce sont les gens.

      La rue est une rue étroite et déserte, douloureuse et résignée.

      Mais elle conduit à des rues où passe du monde. Comme il y a du monde, aujourd'hui!

      Tout Paris est dans la rue, tout l'univers est dans la rue! il n'y avait que nous chez nous; toutes les chambres étaient à nous, toutes les intimités, tous les refuges: c'est un jour de fête, c'est un soir de fête.

      On se repose encore, on se promène encore. Et les gens ne sont pas méchants.

      Ils ont aujourd'hui des âmes de fête et d'oisiveté: des baisers sans rancœurs, sans relent de labeur, sèchent sur leurs joues et ils vont, des enfants aux bras, des refrains aux lèvres, user leur plaisir au plein air.

      Quelle fête célèbre-t-on aujourd'hui?

      J'aurais tant voulu que notre fête à nous fût toute à nous, que nous fussions seuls à nous réjouir!

      Et voici que c'est une fête publique, populaire, vulgaire!

      Je me souviens! je me souviens! c'est la Toussaint!

      Nous nous sommes aimés pour la première fois, le jour où les enfants, les mères et les pères s'en vont chercher leurs morts aux cimetières froids! Nous nous sommes aimés le jour où les prières réchauffent de ferveur les fantômes lassés; nous nous sommes aimés le jour des trépassés et la Mort, d'un sourire, aida notre délice.

      Passants, vos mains sont vides, vos yeux sont secs: vous avez déposé sur des pierres blanches les lourdes couronnes et vous avez pleuré!

      Chérie, chérie, avais-tu songé à ce jour?

      Nous aurions pu nous posséder depuis si longtemps!

      Voici des jours et des jours où un peu de bonne volonté nous aurait suffi pour être humainement amants comme nous étions amants pour les dieux et pour l'au-delà. Il ne nous manquait que l'occasion et l'occasion est si facile!

      Nous avons attendu, nous nous sommes attendus et nous sommes trois maintenant, chérie: toi, moi et la Mort.

      Que Dieu ait pitié de nous!

      Mais je blasphème. On n'a jamais à avoir pitié de l'amour.

      L'amour est le Dieu d'orgueil, l'amour est la chose d'orgueil.

      Nous n'avons pas peur de la mort. En ce sacrifice païen, en ce festin, nous avions besoin de divinité et d'éternité: c'est toi qui nous l'apportes, Mort, bonne mort: merci d'être venue à nos fiançailles.

      Et, n'est-ce pas? tu n'as pas dû nous quitter?

      Qu'aurais-tu fait de ces femmes qui, au lieu d'aller au Bois et au cabaret, s'amusèrent à fouler aux pieds des fleurs de tombes? Qu'as-tu à faire dans les cimetières?

      Tu passas ton après-midi en cette chambre sombre, en ce tombeau à peine frémissant, à peine chantant où nous nous sommes tus, tous les deux. Tu étendis sur notre couche, pour nous réchauffer, tes deux grandes ailes noires et tu berças nos spasmes des souvenirs de tous les amants que tu réunis chez toi, pour toujours, tu aiguisas nos spasmes des plaintes d'amour que tu calmas et tu magnifias notre spasme de ton immensité.

      Et tu avais la Fatalité avec toi qui es ta sœur vieillie et la Beauté qui est ton ombre.

      Accompagne-moi un peu à travers la foule, Mort: les rues sont trop larges pour moi. Je ne suis pas triste: je suis tout désir de larmes.

      Je n'aurais pas le courage de cueillir une fleur et je respecte toute vie, la plus humble, la plus irréelle: je vois partout de la vie—et la Vie.

      C'est que, Mort, tu es une bonne compagne. Viens, tu verras de pauvres gens qui vont à pied et d'autres qui prennent des omnibus. Ça t'ennuie? Tu n'aimes pas voir les pauvres gens parce que tu les enlèves et que tu les laisses vivre à tort et à travers, parce que tu te laisses appeler sans accourir, parce que tu te laisses chasser sans entendre!

      Eh bien! ne regarde que moi: je ne te déteste pas. J'aurais envie de faire un calembour sans grossièreté, d'unir les mots amour et mort, mais tant d'autres l'ont fait avant moi!

      Je te parlerais bien des morts mais ils sont trop, et ils sont si peu de chose sous toi! J'ai lu quelque part cette phrase: Optimi consultores mortui, qui se grava comme une épitaphe dans le marbre de mon âme. «Les meilleurs conseillers sont les morts.» J'ai choisi mes amis parmi les morts, je les ai interrogés et je me suis lamenté vers eux.

      Et toi, Mort, tu es tous les morts, tu es mon amie et ma seule amie.

      Vois comme les gens sont mornes dans les rues: tu les écrases, et tu n'es pas méchante; c'est que tu es plus grande qu'eux.

      Je te voudrais, je te veux molle et souple, prenante et sans insolence, tu es ma confidente, tu es ma camarade, garde-moi mon rêve, protège-le contre la rue, contre les gens.

      N'allons pas trop vite; j'ai beaucoup à descendre avant d'arriver où je voudrais ne pas aller. J'ai à croiser des voitures qui crient et des voitures qui sifflent, et je suis lourd de mon amour, et je suis faible de la force de mon amour. Et je suis retardé par mes souvenirs, par mon souvenir.

      Il n'y a pas que toi, Mort, pour me disputer à la vie, à la vie stupide de chaque jour, il y a une main, une petite main qui se pose sur mon épaule, il y a des paroles qui s'étreignent et qui disent: «Ne va pas vers


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