Les Deux Rives. Fernand Vandérem
malingre et osseuse: la troisième fille de M. Gaussine, le professeur de langue sumérienne à la Sorbonne. En arrière, le père les suivait.
—Viens donc! mon enfant, murmurait M. Raindal pour entraîner Thérèse. Eh oui, ils vont se marier... Je ne le sais que d'hier!... Maître Gaussine a la réputation de bien placer ses gendres... C'est ce qui aura attiré notre mauvais drôle... Viens, je t'expliquerai...
Elle n'avançait plus.
Elle avait failli crier de douleur, tomber là, en public, dans une attaque de nerfs. Quel outrageant souvenir! Et après, les affreuses journées, dans sa chambre tout imprégnée encore des parfums du gredin—ces longues heures de songeries où elle avait, devant elle-même, prononcé ses vœux de renoncement, se vouant désormais à une vie d'études, comme d'autres, par désespoir, entrent en religion!
Mais, malgré l'éloignement—car on le disait enfoui à des lieues de Paris, bloqué dans un obscur lycée de Provence, en dépit des intrigues de Gaussine,—malgré le labeur, malgré les années, malgré tout, elle n'avait pu chasser de son cerveau, si peuplé pourtant de savoir, l'image tenace du charmant Albârt.
Elle gardait de ses caresses une sorte d'éblouissement, comme ces mortelles de jadis qu'un dieu avait aimées. Il demeurait son époux regretté, son seigneur impérieux, occulte. Et lorsqu'on voulait la marier, la livrer à un autre, c'était lui qui s'interposait, la reprenait, ressuscitait en ce corps austère sa folle Thérézoun, sa Thérézoun captivée.
Elle croyait le voir surgir, invisible à tous quoique présent, poing sur la hanche, jarret pliant, dans sa bravache posture de reître, et ses lèvres narquoises murmuraient: «Voyons, ma chato, non, mais regarde, compare!... Est-ce que c'est possible après moi?» Oui, comment déroger? Comment le trahir? Et brusquement, en quelques mots, le prétendant était éconduit.
—Ainsi tu n'en veux pas, mon enfant? demandait d'un ton piteux M. Raindal.
Oh! le refus qui l'accueillait! Un refus sec, rageur, violent comme une bourrade, et dont il chancelait presque, étourdi, réduit au silence, incapable de discuter.
—Hé! fillette, nous sommes prêts?... J'ai été retardé par un journaliste, un reporter, qui m'interviewait sur Cléopâtre, les Anglais en Egypte... est-ce que je sais?... Tu ne t'es pas trop impatientée, dis-moi?
Thérèse, à la voix joviale de son père, avait sursauté:
—Mais non, je réfléchissais, je travaillais, en marchant.
—Bon! bon! tant mieux!...
Puis la prenant sous le bras comme un ami, un collègue, il se dirigea d'une allure rapide vers le boulevard Saint-Michel.
On se retournait à leur passage, intrigué par ce couple étrange, ce vieil officier de la Légion d'honneur, ce vieux monsieur à barbe blanche et cette jeune fille à mine d'institutrice, s'en allant bras dessus, bras dessous, tendrement. On faisait des conjectures, on souriait instinctivement à des idées vagues, sympathiques, et quelquefois des étudiants, qui connaissaient de vue le maître, le fixaient à dessein pour attirer son regard ou le saluaient même comme par élan de respect.
Mais M. Raindal n'apercevait que confusément ces hommages. Maintenant il était tout entier à questionner Thérèse, à savoir sur la leçon d'ouverture son opinion exacte. Était-elle satisfaite? Cela avait-il bien été? Pas trop de longueurs, non? Et la péroraison, qu'en pensait-elle? Leur avait-il convenablement signifié leur congé aux badaudes et aux badauds qui se permettaient d'envahir son cours, sa petite chapelle tranquille?
—Oui, certes, fit Thérèse... Tout ce que je te reprocherais, c'est de t'être montré dans le ton un peu sévère, un peu mordant!...
—Jamais assez... C'est bon pour la Sorbonne tous ces godelureaux, toutes ces belles dames... Chez nous, il ne faut que des travailleurs, de vrais apprentis...
Puis il partit en des commentaires diffus sur les devoirs, la dignité, la destination du Collège de France. La Science! Le Collège de France! Sa foi, son église à lui, qui n'en avait point d'autres! Et Thérèse, qui savait par le menu la marche et les versets de ces fougueuses litanies, le laissait aller sans interrompre.
—N'importe, mon enfant, conclut-il d'une voix essoufflée... Ils sont avertis... On ne les reverra plus, j'imagine... Du reste, cette affluence a ses raisons... C'est encore un miracle de notre Cléopâtre.
—Oh! «notre»! protesta Thérèse.
—Si, si, «notre»! Je maintiens le mot...
Et d'abord, par la pente naturelle qui mène à parler de soi, il se mit à retracer les phases de son déconcertant triomphe: la célébrité venue de la veille au lendemain, la presse entière, les revues, les salons, s'employant ensemble à le rendre illustre, cinq mille exemplaires écoulés en trois semaines, des articles chaque soir, chaque matin, partout,—les retardataires plus chauds que les premiers, cherchant dans la ferveur de l'adhésion une excuse à la honte du retard,—des lettres, des interviews, des demandes de copie, d'autographes, de portraits. Le succès, en un mot, l'investiture impériale que Paris donne parfois à certains de ses élus, avec les théories d'offrandes sans fin, les prétoriens en délire, et même cet enthousiasme intolérant qui force les envieux d'attendre.
Or, à qui M. Raindal devait-il tout cela, hein? Qui donc, trois ans avant, lui avait suggéré le sujet du livre? Qui avait eu l'idée d'une Vie de Cléopâtre, rédigée au point de vue national, égyptien et s'inspirant des documents indigènes, des sentiments populaires de l'époque? Qui l'avait ensuite, jusqu'au bout, secondé fidèlement dans cette lourde besogne? Qui avait classé les matériaux, recopié les papyrus, transcrit les inscriptions, lu et relu les épreuves une à une, sauf les notes en latin? Qui avait...
—Ah çà! mais où me conduis-tu donc? s'écria-t-il en quittant le ton de réquisitoire amical qu'il avait pris pour prononcer ce panégyrique.
Thérèse eut un sourire attendri:
—Voilà ce que c'est, père, que d'exagérer... On oublie le reste, on ne se connaît plus... Je te conduis au Bon Marché, où je vais acheter des gants pour ce soir...
—Ah, oui! ce bal! fit M. Raindal en soupirant, comme s'il venait déjà de recevoir l'estocade du refus coutumier.
Puis il reprit:
—Eh bien! non, je te laisse... Il faut que je monte chez ton oncle Cyprien chercher des nouvelles de son rhumatisme et m'informer s'il dînera tantôt...
Ils parvenaient devant l'église Saint-Germain-des-Prés. Ils s'arrêtèrent au milieu de la foule mélancolique qui piétinait auprès du bureau des tramways,—et, se serrant la main vigoureusement, comme deux camarades:
—Au revoir, ma fille... A tout à l'heure!
—Au revoir, père!
Thérèse traversait. M. Raindal assujettit sous son bras sa serviette de cuir qui glissait et, d'un pas flâneur, comme alourdi par les pensées, il s'engagea lentement dans la rue Bonaparte.
II
M. Cyprien Raindal habitait dans une vieille maison formant le coin de la rue Vavin et de la rue d'Assas. Il y occupait, au sixième étage, un petit logement dont les deux pièces spacieuses dominaient, à perte de vue, les charmilles du Luxembourg.
C'était un homme d'environ cinquante-cinq ans, trapu, sanguin, la moustache grisonnante et la tête rasée de près, comme un soldat d'Afrique.
D'un tempérament irascible, indiscipliné, il avait eu grand'peine à se maintenir dans les bureaux du Ministère de l'Industrie, où, dès 1860, son aîné l'avait placé. Plus d'une fois il eût été révoqué pour insubordination ou propos factieux,