Les Deux Rives. Fernand Vandérem

Les Deux Rives - Fernand Vandérem


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huit ans qu'il le fréquentait, pas une seule fois il n'avait eu à s'en plaindre; et au reste, ces questions lui semblaient oiseuses, car, assurait-il, Schleifmann, quoique juif, était «aussi antisémite que vous et moi.»

      En proférant cette assertion, l'oncle Cyprien exagérait, ou du moins il se méprenait sur les sentiments de son ami.

      Schleifmann ne pouvait être rangé parmi ces juifs prudents qui renient leur juiverie par crainte des préjugés, platitude devant la majorité, intérêt professionnel ou mondain.

      Son antisémitisme n'était fait au contraire que d'amour pour sa race et d'orgueil atavique. S'il paraissait antisémite, ce devait être à la façon d'un Jérémie, d'un Isaïe ou d'un Amos. En vérité, l'âpre esprit des vieux prophètes soufflait dans son cœur; et il ne maudissait ceux de sa religion que parce qu'ils se dérobaient aux destinées d'Israël et se corrompaient dans les frivoles vanités au lieu de régir le monde par l'influence de la pensée.

      Cet orgueil sémitique avait même causé toutes les difficultés de sa vie aventureuse.

      Docteur ès-sciences philosophiques de l'Université de Lemberg, il n'avait pas tardé à négliger l'ancienne loi mosaïque pour adopter la foi récente qui s'épandait dans l'univers: le socialisme. De cette loi, selon lui, les juifs avaient été les initiateurs comme de l'autre. Karl Marx et Lassalle lui apparaissaient les modernes délégués de Iaveh sur la terre pour apporter l'évangile nouveau et la religion économique de l'avenir. Il considérait leurs ouvrages comme des livres presque saints, et se réjouissait de voir une fois de plus la divine prépondérance juive s'affirmer par leurs écrits. Il s'était affilié aux principaux groupes socialistes de la ville et faisait, dans les faubourgs, une propagande active. Trois mois de forteresse, dix ans d'interdiction de séjour, l'arrêtèrent soudain dans son zèle sinon dans ses croyances.

      En prison, il avait longuement réfléchi sur l'endroit où il se réfugierait après sa libération. En Autriche, en Allemagne, surveillé par la police et exposé aux attaques des antisémites, l'existence, pour lui, s'annonçait très pénible. Il résolut provisoirement de se retirer quelque temps en France et vint s'y installer vers la fin de 1882.

      Il comptait subsister en donnant des leçons d'allemand, de philosophie ou d'histoire naturelle. Il arrivait muni de chaleureuses recommandations que lui avaient fournies des israélites de Vienne pour leurs parents et coreligionnaires établis à Paris. Et rapidement ainsi, il eut une petite clientèle d'élèves qui le mit hors du besoin, voire dans une certaine aisance.

      Mais aussitôt il allait perdre volontairement ce bien-être par ambition idéaliste, manie de réaliser ses théories tout en ramenant les juifs aux devoirs héréditaires.

      Il avait remarqué, dans les pays de l'Est, les contagieux progrès de l'antisémitisme, et il était imbu de cette conviction que le microbe antisémitique continuerait sa marche inflexible vers l'Occident, gagnant successivement la France, l'Angleterre, puis le nouveau monde, toute la chrétienté enfin.

      Comment y résister, le combattre, lutter contre? Schleifmann avait là-dessus une doctrine fort nette qu'il déclarait puisée aux sources du plus pur judaïsme. Il fallait simplement, pour les israélites riches, revenir aux traditions de leur race dont la mission providentielle est de fournir aux peuples des exemples moraux, aux cerveaux des idées, aux cœurs une religion.

      Dans ce sens, rompre avec les errements passés, quitter la société mondaine et cléricale où ils s'amollissaient au détriment de leur dignité, rentrer dans la démocratie d'où ils étaient issus, employer leurs rares facultés à la défense des humbles, à la victoire du droit, aux conquêtes sur l'injustice, et, finalement, sauf une rente individuelle qui ne dépasserait en aucun cas le chiffre de dix mille francs, opérer l'abandon des richesses acquises dont l'ensemble servirait à des fondations nationales, populaires ou colonisatrices,—tels se formulaient en bref les principaux moyens pratiques par lesquels Schleifmann prétendait assurer le salut et la gloire du peuple élu de Dieu.

      Puis, au bout de quelques mois de séjour à Paris, il crut le moment propice pour soumettre aux parents de ses élèves, au clergé et aux notabilités de la juiverie, son audacieux plan de régénération. Mais il ne garda pas longtemps d'illusions sur le succès de l'entreprise.

      Les juifs de finance venaient de se heurter contre la catholicité dans la première grande bataille. Une version disait: avec l'appui du ministère. Une autre: avec l'approbation ouverte d'un gouvernement gagné, de longue date, à la cause juive. Une troisième, plus modérée: avec la sympathie officieuse de l'Administration qu'inquiétait la révolte des fortunes catholiques. Finalement, soutenus ou seuls, ils avaient triomphé; et l'enthousiasme de la victoire les aveuglait. Jamais leur arrogance n'avait été plus folle, ni leur confiance dans la loi plus obtuse.

      Partout Schleifmann fut éconduit. Les rabbins, effarés à la pensée des ennuis qu'il pourrait leur susciter avec la haute finance, toute-puissante dans le consistoire, le supplièrent de ne pas donner suite à ses dangereuses utopies. Les riches et les demi-riches le congédièrent par des paroles sèches, ou des plaisanteries méprisantes.

      Fort peu daignèrent discuter. Ils tapaient d'un air paternel sur l'épaule du têtu Galicien et lui demandaient si c'était sérieusement, voyons, que lui, M. Schleifmann, un homme érudit et sensé, parlait de toutes ces sornettes. L'antisémitisme? Bon pour les pays germaniques, les pays slaves où, soit dit sans vouloir l'offenser, les juifs étaient ce qu'il savait bien! Mais, en France, dans le pays de toutes les libertés, sur la belle terre de France, mère de la Révolution et de la sublime Déclaration des droits de l'homme, jamais, jamais, au grand jamais, il entendait, l'antisémitisme ne fleurirait. Et on éclatait de rire en lui offrant un cigare.

      A ces échecs d'amour-propre ne se borna pas la mésaventure du coupable Schleifmann. Beaucoup de parents, effrayés par ses théories, lui retirèrent leurs enfants. Il resta, ayant juste de quoi vivre ou de ne pas mourir de faim, avec le tiers à peine de sa jeune clientèle.

      La catastrophe était complète. Il la supporta vaillamment.

      Afin de parer aux éventualités, aux maladies possibles, il vendit tous ses meubles, tous ses livres sauf une centaine de volumes indispensables,—la Bible, l'Imitation, Gœthe, Spinosa, Shakespeare, Mendelssohn, Renan, Taine, les poésies de Victor Hugo et les écrivains socialistes.

      Puis il loua, au sixième étage d'une maison de la rue de Fleurus, une vaste chambre bien éclairée, où il attendit en lisant que la fortune et l'humanité lui devinssent moins mauvaises.

      Trois ans s'écoulèrent ensuite, et il doutait, à la fin, de sa perspicacité prophétique, quand les faits brusquement lui rendirent la foi.

      Tout de même, sous le fumier de l'envie et des ressentiments, sous l'engrais des maladresses et des exactions, l'antisémitisme commençait à germer, à fleurir sur la belle terre de France. Et chaque jour, en dépit des grillages et des règlements, des lois écrites et des droits de l'homme promulgués, sa floraison ardente s'épanouissait davantage.

      Johann Schleifmann en eut d'abord une joie vaniteuse, puis un vif chagrin. Et il suivit l'affaire, partagé toujours entre ces impressions adverses.

      Il s'affligeait des attaques cruelles, partiales, qu'on prodiguait à ses coreligionnaires, mais il ne pouvait se défendre d'un certain orgueil, en songeant qu'il les avait prédites. Plus on les dénigrait injustement, plus sa fureur croissait contre eux. Ah! les imbéciles, les pauvres êtres! S'ils avaient voulu, pourtant! Et, lorsque les journaux mondains racontaient les magnificences de leurs garden-parties, de leurs raouts ou de leurs chasses à courre, il avait des ricanements méchants et navrés, il répétait tout haut d'un ton sardonique comme des mots de malédiction: «Garden-parties, raout, chasse à courre!...» Oui, oui, ils n'avaient qu'à «gardener», à danser, à chevaucher. Ils jouissaient de leur reste, les gaillards! Et l'indignation l'emportait, au calcul de tant d'argent gaspillé par sottise, dont une part seulement donnée de bon cœur au peuple, eût tout refait, tout arrangé, en servant une cause généreuse.

      C'était vers


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