Les Deux Rives. Fernand Vandérem

Les Deux Rives - Fernand Vandérem


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à gauche, à droite, en avant, en arrière, faisant le moulinet des idées et abattant partout des têtes, dans une furie de charge universelle. Tour à tour l'aristocratie dégénérée, la juiverie, la chéquardise et la prêtraille subissaient le choc de ses coups, et il les renforçait par des citations de ses maîtres favoris, qui l'excitaient comme des cris de guerre.

      M. Raindal se tut, un moment. Mais, sentant que le silence exaspérait peut-être plus l'adversaire que des répliques anodines, il rouvrit le robinet aux généralités conciliantes. Cela suintait de ses lèvres par phrases amorphes, inachevées, par petits jets intermittents, comme la bave incolore et limpide qu'on voit couler au menton des poupards, ou cela séchait soudain au vent des invectives:

      «... La plaie des démocraties... mal nécessaire... Ce M. Rochefort a bien de l'esprit... L'expérience nous enseigne... Ce M. Drumont ne manque pas de verve... Une des fautes du régime ploutocratique... Ça n'est pas d'aujourd'hui que les traitants ou les financiers... Je ne nie pas que M. Schleifmann soit un cerveau fort distingué... Nous atteignons à un tournant de l'histoire...»

      Il fallut l'entrée de Thérèse pour le délivrer. En la voyant, l'oncle Cyprien avait instinctivement baissé la voix. Car, autant les détours timides de M. Raindal lui inspiraient d'assurance, autant il craignait les gouailleries ou les nettes reparties de mademoiselle son neveu.

      —Eh bien! qu'arrive-t-il donc? questionna doucereusement Thérèse... Je gagerais, mon oncle, que tu es encore à taquiner ce pauvre père?

      —Hum!... Non, non! fit d'un ton contraint l'oncle Cyprien... Pas du tout, nous causions... Et tu comprends, on se monte, on s'échauffe...

      Thérèse le considéra, avec une moue railleuse:

      —Oui, oui, mon oncle, tu te montes, tu t'échauffes... Je l'ai bien entendu de ma chambre...

      Et, se tournant vers M. Raindal:

      —Allons, père, il est onze heures... Maman est prête... Va passer ton habit...

      Demeurée seule avec l'oncle, elle se rapprocha de la cheminée, pour rétablir, devant la glace, sa coiffure que les fleurs avaient écrasée par endroits. C'étaient des œillets blancs, qu'elle portait en mémoire d'Albârt. Leur blancheur touffue égayait sa physionomie; et dans l'encadrement de mousseline rose que lui faisait le corsage, sa poitrine, par reflet, semblait d'un grain moins jaune, plus délicat.

      Elle se sourit ingénument. Elle était surprise de se trouver ainsi, gracieuse, séduisante, presque jolie. Et de fait, elle avait cet immatériel chatoiement de beauté que projette d'abord sur les femmes la splendeur insolite des toilettes de gala. Charme éphémère, léger comme une teinte de pastel, qui s'efface, s'évapore dans la chaleur et les rivalités du bal. Mais, au logis, il rassure les plus laides. Un instant, dans la solitude du chez soi, devant son miroir, on se trouve belle, assez belle, trop belle—et l'on ose partir, on part.

      —Alors, mon neveu? interrogea l'oncle Cyprien qui observait d'un regard amical ces petits manèges de coquetterie... Alors, comme cela, nous allons nous amuser dans le monde où l'on s'amuse?...

      —Prodigieusement, mon oncle! fit Thérèse avec un soupir. Et il faut s'amuser ici-bas... Il y aura toujours des gens qui s'amuseront. Il y aura toujours une société dépravée, frivole... S'ils ne s'amusaient pas de l'autre côté de l'eau, ils s'amuseraient par ici, voilà tout... C'est la loi. Tu n'y peux rien...

      L'oncle Cyprien rebroussa de la main les crins de sa tête rase, qui crépitaient un à un sous ses doigts.

      —Philosophie! Philosophie! murmurait-il dédaigneusement... Et puis, tu sais, mon neveu, nous ne discutons pas, nous deux... Tu es trop forte, trop sûre de toi. Là! je l'avoue, tu me gênes!...

      M. Raindal rentrait suivi de Mme Raindal, emmitouflée dans sa longue pèlerine, les cheveux piqués d'une vieille aigrette mauve, aux poils épars et fléchissants comme un pinceau usé.

      —Eh bien! nous descendons tous? demanda le maître à son frère.

      —Mais oui, en route, mauvaise troupe!

      Devant la porte un fiacre attendait, dont Brigitte remit le numéro à M. Raindal.

      La famille s'entassa dans le fond. L'oncle Cyprien referma la portière; et, comme la voiture s'ébranlait:

      —Bonne chance! cria-t-il. Bonne soirée, mon neveu!

      Après quoi, il pinça cordialement le menton de Brigitte, qui souriait d'un air nigaud.

      —Dormez bien, ma fille... Rêvez d'un promis!

      Puis, le collet relevé, il tourna dans la rue Vavin: et, tout enfiévré de son triomphe, il faisait tournoyer à chaque pas, comme une sanguinaire masse d'armes, sa grosse canne en bois de cornouiller.

       Table des matières

      Le bal qu'offraient M. et Mme Lemeunier de Saulvard (de l'institut) «en leur appartement» de l'avenue Kléber à l'occasion des fiançailles de Mlle Geneviève de Saulvard, leur nièce, avec M. Brisset de Saffry de Lamorneraie, lieutenant au 21e hussards, avait attiré une grande affluence.

      Armée, beaux-arts, littérature, science, haute bourgeoisie, gens de savoir, gens de club, gens de banque et gens de salon, le contingent complet de leurs relations emplissait dès onze heures ledit appartement; et tout le monde, à défaut d'autre sujet d'entente, s'accordait pour déclarer la fête très réussie.

      Les Saulvard, au reste, méritaient cet éloge, n'ayant pas ménagé les frais. Le buffet était somptueux, surchargé d'argenteries, de viandes, de sandwiches en pile, de glaces, de boissons odorantes, et les assiettes de fruits frappés y étalaient de loin en loin leurs larges rondelles roses ou vert pâle, comme des plaques de soie terne. Partout on avait prodigué les fleurs, en massifs, en corbeilles, en guirlandes. Des digues de chrysanthèmes blancs masquaient de leurs enchevêtrements crochus les croisées jusqu'à la moitié; et des chaînons de roses d'hiver frêles grimpaient le long des lustres, où, par les facettes du cristal, fulgurait avec calme l'intense lumière des lampes électriques.

      L'orchestre était composé de Tziganes, en vestes rouges soutachées d'or. Ils formaient devant le piano une sorte de garde d'honneur barbare; et, dans l'intervalle des danses, on s'arrêtait pour les voir fourbir leurs instruments étranges, comme des sauvages au camp.

      Puis ils commençaient à jouer leurs airs sensuels. Un couple, deux couples, trois couples se levaient; et aussitôt les lueurs du parquet vide qui reflétait les lustres, disparaissaient sous la foule emmêlée des danseurs. Des mères souriaient. De vieux savants, rêveusement, rythmaient du pied la mesure, et des têtes de jeunes femmes se penchaient en arrière avec des regards enamourés. Sous la béatitude de cette musique énervante, tous frémissaient un instant, malgré eux, d'une jouissance pareille qui les rapprochait; et on pouvait se croire alors à une de ces réunions où des gens du même monde fusionnent dans une intimité joyeuse, avec la sécurité de l'entre-soi.

      Mais à l'accord final, l'illusion tombait. C'était comme ces liquides, réfractaires au mélange, qui, dès qu'on cesse de les agiter, se séparent et mécaniquement reprennent leur couleur et leur place. Le tourbillon des danseurs se désagrégeait, les enlacements se dégrafaient, les regards affiliés rompaient leurs attaches. Chacun, d'instinct, retournait à son rang, vers les siens. Et de nouveau, dans l'interstice des groupes hostiles ou au milieu de la salle, le parquet étendait sa steppe intimidante qui luisait sous les lustres.

      Pour s'y aventurer, il ne se trouvait guère que quelques hardis jeunes gens des grands clubs: Gérald de Meuze, Tommy Barbier, Patrice de Vernaise, Saint-Pons, le petit prince de Tavarande, qui s'étaient commis là sur les suppliantes instances de Mme de Saulvard; et aussi des camarades du fiancé, en dolman bleu ciel et pantalon garance à bande claire, titrés pour la plupart


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