Les Deux Rives. Fernand Vandérem
s'épuisa. On se taisait afin d'écouter M. Raindal qui retraçait ses souvenirs de jeunesse, la misère des débuts.
Et, au milieu, la voix câline de Saulvard fit s'entr'ouvrir les rangs de l'auditoire.
—Pardon, messieurs!... Pardon..
La main en proue de navire, il frayait le chemin devant une jeune femme brune qu'il avait à son bras, et, stoppant près de M. Raindal:
—Mon cher ami... Voulez-vous m'aider à exaucer les vœux d'une de vos admiratrices qui brûle de vous connaître?... M. Eusèbe Raindal... Mme Georges Chambannes...
M. Raindal s'était levé et saluait, la main au dossier d'une chaise.
—Madame, trop heureux...
Mme Chambannes se récria:
—Mais c'est moi, monsieur...
Puis ils restèrent un instant en détresse, comme ne sachant plus que se dire, malgré leur bon vouloir mutuel.
M. Raindal examina timidement la jeune femme. Sa petite figure d'aiglonne était adoucie par des yeux marrons à reflets langoureux; et les ondulations de sa chevelure noire, tirée sur la nuque à l'antique, avaient en leurs riches replis quelque chose de sauvage et de volontaire. Enfin, elle poursuivit par phrases hésitantes où les mots déviaient souvent de la précision qu'elle leur eût souhaitée:
—Oui, monsieur, j'admire beaucoup votre livre... C'est un livre charmant, une très grande œuvre... Je ne peux pas vous dire combien elle m'a charmée, combien elle m'a amusée... Ah! ce doit être si intéressant d'écrire des ouvrages comme cela... Et le style est si joli, si agréable à lire!
—Je vous abandonne! interrompit Saulvard en clignant ses yeux obliques... Mes invités... Vous m'excusez!...
Il disparaissait, les laissant seuls, car peu à peu, par discrétion, les gens de l'attroupement s'étaient écartés.
D'un coup d'œil d'entente, M. Raindal et la jeune femme convinrent de s'asseoir pour continuer la causerie. Mais il vit si près du drap noir de son pantalon la jupe en satin bleu pâle de Mme Chambannes que, machinalement, il se retira un peu. Elle accumulait en souriant les éloges, les offrant un à un, la poitrine tendue vers M. Raindal, comme si elle les eût détachés de son corsage. Alors l'embarras qu'éprouvait d'habitude le maître à causer avec les personnes de culture inférieure—telles que les ignorants, les femmes ou les mondains—s'accrut encore d'un trouble pudique devant le décolletage de son admiratrice. Malgré lui, ses regards s'y appesantissaient, en suivaient les courbes pleines et tranquilles. Il lui semblait qu'une invisible force les attirât vers cette peau mate et diaphane comme une porcelaine fine, vers ces seins parfumés qui, dans la quiétude de leur jeune fermeté, haletaient contre le ruché de l'échancrure sans daigner même y prendre appui. Il répondait incomplètement, de travers, avec des fuites soudaines de pensée, aux exclamations, aux questions multiples de Mme Chambannes. Et tout en essayant de l'écouter, intérieurement il la comparait à une suivante de Cléopâtre, oui, à une de ces gentilles esclaves grecques dont les beautés espiègles sertissaient la Reine des Égyptes, comme des nymphes autour d'une déesse.
Cependant la verve louangeuse de la jeune femme se ralentissait. Maintenant son petit front uni se fronçait d'un pli de recherche dans l'encadrement des deux boucles plates qui le limitaient. Elle ne trouvait plus de chapitres, de passages, où piquer ses «si joli» et ses «si charmant», comme des bons points égaux de couleur alternante. Mais tout à coup sa gracieuse figure se rasséréna, ses narines retroussées palpitèrent de malice; et elle donna en mille à M. Raindal une autre raison, une dernière raison, pour laquelle elle aimait tant son livre.
Le maître feignait de s'ingénier. Enfin, il déclara avec modestie:
—Je ne sais pas!
—Eh! cherchez donc! ordonna familièrement Mme Chambannes en roulant les «r».
M. Raindal, sans chercher, songeait:
«Elle est fort plaisante, mais un peu sotte!»
Et il répéta du même ton:
—Non, décidément, je ne sais pas!
Elle se résigna à lâcher son mystère, sa surprise finale et, en réalité, son prétexte à relations, son amorce suprême... Eh bien! précisément l'hiver suivant, elle projetait d'accomplir avec son mari un voyage au Caire, à Alexandrie, au Nil. Le livre de M. Raindal était donc venu à propos, au moment où elle commençait à étudier les antiquités égyptiennes en vue de ce voyage; et naturellement...
—Chère madame, interrompit une voix à l'accent guttural. Pardonnez-moi... Voudriez-vous me faire le plaisir de me présenter à monsieur...
—Mais certainement!
Et elle présenta:
—M. le marquis de Meuze... un de nos meilleurs amis... et qui adore votre livre.
C'était un puissant vieillard à l'abdomen majestueux et à la prestance aristocratique. Avec ses favoris blancs et sa blanche moustache en croc il avait un type de général autrichien, une de ces têtes que volontiers on s'imagine coiffées d'un bicorne doré, à flottant panache de plumes vertes. Dans une attaque de paralysie faciale, causée par le krach de 1882, il avait perdu l'usage de sa paupière gauche qui retombait inerte, grisâtre, voilant l'œil aux trois quarts—et cette infirmité complétait, comme une glorieuse blessure, son air de vieux combattant de Custozza.
Il s'empressa en protestations admiratives. Puis, selon l'immuable règle qui veut que la plupart des gens achèvent leurs compliments par une apologie d'eux-mêmes, il aborda le vrai sujet qui l'amenait vers le maître. Autrefois, il avait possédé une collection de camées, une collection tout à fait remarquable, exceptionnelle. (Et sur la qualité des objets qui la composaient, M. Raindal pouvait consulter plusieurs de ses collègues: le comte de Lastreins, de l'Académie des Inscriptions; le baron Grollet, membre libre de l'Académie des Beaux-Arts; le vicomte de Sernhac, de l'Académie française, tous bons amis ou vieux camarades du marquis.) Or, un des joyaux de cette collection était un camée de Cléopâtre. Hélas! M. de Meuze avait dû s'en défaire, à la suite de revers financiers. Mais il en connaissait l'acquéreur, un boursier juif, un M. Strahlhaus, et, si M. Raindal désirait, le marquis se targuait d'obtenir communication de la pierre.
Le maître, sans accepter, ne refusa point. L'entretien se circonscrivit à l'art des camées, plus quelques commentaires adjacents sur la numismatique, dont le marquis avait des notions. Mme Chambannes, déroutée, pépiait de temps à autre, en sourdine, ses «si joli» et ses «charmant». M. Chambannes, un long garçon blond, au teint fripé, à l'œil veule, au cheveu fin et rare, l'avait rejointe. Sa grosse moustache cylindrique semblait un couvercle à charnière, tant elle recouvrait hermétiquement ses lèvres; et l'ensemble de sa personne lasse paraissait aussi bien celui d'une fripouille avachie que celui d'un brave jeune homme épuisé par la fête.
Tous trois, ils cernaient M. Raindal qui répondait à leurs babillages par des sourires approbatifs et fatigués. Il se fût reproché la plus légère rebuffade envers des étrangers si courtois malgré leur niaiserie. Seulement, tout de même, à la longue, cela l'impatientait, ces civilités forcées dont il n'apercevait pas le terme; et il ne l'ennuyait pas moins, ce vieux marquis, avec ses verbeux propos de brocanteur, ses histoires de camées, de ventes d'occasions, ou ses nomenclatures de catalogue.
Enfin, du renfort lui arriva, du sauvetage. Mme Raindal revenait, accompagnée de Thérèse et de Bœrzell. Ce furent de nouvelles présentations. Mme Chambannes, aussitôt, réitéra en bref ses louanges. Mme Raindal bégayait, toute rougissante, comme des paroles d'excuse. Thérèse observait en silence, d'un regard viril qui jugeait. Puis, Mme Chambannes demanda le jour de ces dames, l'autorisation de leur rendre visite. Il y eut une accalmie. On parlait pour parler, du bal, des tziganes, des danseurs. Et, soudain, Mme Chambannes interpella le marquis:
—Monsieur