Les Deux Rives. Fernand Vandérem

Les Deux Rives - Fernand Vandérem


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méditatif, soutenant d'une main leur coude replié et frisant de l'autre leur moustache. Ils examinaient les femmes une à une, studieusement, comme des bêtes à la foire; et ils avaient tous la paupière si lourde, si dégoûtée, qu'on ne savait au juste s'ils rapetissaient exprès leurs yeux aux dimensions de ce petit monde, ou s'ils n'étaient point tourmentés peut-être par une permanente et rebelle envie d'éternuer.

      Quant aux autres éléments de l'assemblée, Saulvard avait vainement tenté de les fondre ensemble, au début du bal, puis, devant les résistances, il avait renoncé.

      La haute banque avec la grande industrie et leurs tenants à toutes deux formaient ainsi un clan compact dans l'angle de droite du premier salon. Rieur, papoteur, caquetant et se suffisant à soi-même, ce groupe s'assombrissait si un intrus osait y quémander une chaise, un peu de terrain, le moindre accès. Il ne se montrait accueillant que pour les représentants de l'aristocratie. Mais ceux-ci, massés à coté, en une petite élite, se serraient étroitement après les saluts de rigueur; et affectant, dès lors, d'ignorer leurs joviaux voisins, ils se réservaient entre eux les cordialités et les sourires. Sauf quelques gentilshommes que le goût de la chair fraîche ou le besoin de conseils financiers aguichait vers l'autre clan, le groupe de la noblesse demeurait donc fidèle à ses principes de séparatisme et à ses virtuosités de morgue.

      Les Académies également conservaient leurs distances. Les cinq sections de l'institut siégeaient à la ronde sans fraterniser. A peine y échangeait-on de brèves aménités ou se passait-on des chaises pour éviter la promiscuité avec l'Académie de Médecine, cette intruse, que signalait à tous une odeur volatile d'iodoforme ou de phénol apportée dans l'étoffe des habits.

      Les ménages de littérateurs s'étaient constitués en cercle fermé avec les ménages des peintres et des musiciens. Mais la gêne y régnait ou l'animosité réciproque.

      Si bien que peu à peu, Saulvard, en faction à la porte, prenait l'aspect d'un surveillant de bal public, d'un contrôleur de casino qui marque l'entrée des abonnés, en cajolant de même ses clientèles diverses.

      Petit, chauve, les yeux obliques, la face jaune bandée de courts favoris blancs—une tête de Japonais devenu maître d'hôtel—il souriait sans cesse, s'inclinant, se redressant, sautillant sur ses hauts talons pointus, comme dans l'attente ou le remerciement d'un pourboire. A chaque invité, dès le seuil, il murmurait, pendant quatre ou cinq pas, des flatteries appropriées. Ses regards roulaient alentour, discrets, confidentiels, et, de loin, on eût dit qu'il désignait aux arrivants le chemin du vestiaire ou de quelque autre endroit.

      Lorsque les Raindal parurent, d'une alerte glissade il s'élança à leur rencontre.

      —Ah! mon cher collègue!... Quelle joie!... Je commençais à désespérer...

      Il avait happé entre ses deux mains la main de M. Raindal, et il continua:

      —Je ne vous ai pas revu depuis votre succès!... Quel triomphe!... Quel beau livre!... Madame... Mademoiselle...

      Il saluait, puis, se haussant jusqu'à l'oreille de M. Raindal, il chuchota:

      —Vous savez, notre jeune homme est là... Un charmant garçon... Il plaira tout à fait à mademoiselle votre fille... C'est forcé.. Fata volunt!... Venez par ici, venez, mon cher collègue, et je vous amène le phénix...

      D'une instinctive pression sur l'épaule, il aiguillait M. Raindal vers le coin du salon où la section des Inscriptions avait disposé ses retranchements. Quelques chaises y demeuraient libres au premier et au second rang. M. et Mme Raindal s'installèrent en arrière, Thérèse devant, entre les deux filles d'un collègue de son père. Elles étaient maigres, menues, comme un attelage étique de fiacre à galerie, et, en causant, à la dérobée, elles inspectaient sa toilette. A la voix de Saulvard qui reparaissait suivi d'un jeune homme de petite taille, Thérèse dressa la tête.

      —Mon cher ami, mon cher maître, héla-t-il par-dessus les demoiselles, permettez-moi de vous présenter un de nos jeunes confrères que vous connaissez assurément de nom: M. Pierre Bœrzell...

      Les deux savants balbutiaient des paroles de courtoisie que ni l'un ni l'autre n'entendit. Saulvard ajouta:

      —M. Pierre Bœrzell... Mlle Raindal...

      Le jeune homme esquissait un salut gauche, et, comme le prélude d'une valse déroulait ses lentes harmonies, il murmura:

      —Mademoiselle, voulez-vous m'accorder cette valse?

      Thérèse refusa d'un ton de sympathie:

      —Non, monsieur, je vous remercie... Je ne danse pas... Mais, si vous le désirez, nous pouvons la causer, comme on dit, je crois...

      Bœrzell bredouilla une acceptation reconnaissante. Justement les petits chevaux de fiacre venaient de partir en course pour la valse. Il s'empara d'une des chaises restées vides à côté de Thérèse; et, tout de suite, la conversation, habilement engagée par elle sur le terrain scientifique, devint cordiale, presque familière.

      Il n'était pas beau, ayant la poitrine étroite, le nez un peu court, des joues boursouflées, qui débordaient comme des cloques hors d'une barbe enfantine, et les paupières rougies par le travail du soir. Mais ses yeux, derrière les verres épais du pince-nez, brillaient d'un éclat tendre et bon. Il avait dans la causerie ces inflexions caressantes, minutieuses, des gens d'intellect qui aiment à faire tinter leurs mots comme des pièces de solide aloi; et, tandis qu'il parlait, ses gestes se démenaient plus allègres, plus vivaces, ses bras se déglaçaient, rejetant graduellement leur carapace de malaise.

      Bientôt, M. Raindal, par curiosité, avança sa chaise et se mêla au marivaudage des deux jeunes gens. Ils flirtaient sur le sens d'une inscription trilingue récemment découverte en Mésopotamie, et Thérèse défendait son interprétation, avec cette assurance de professionnelle, cette voix d'homme qu'elle prenait toujours dans les discussions de science.

      —Ah! monsieur! s'écria Bœrzell, découragé... Mademoiselle est très forte, beaucoup plus forte que moi!... Elle m'a battu...

      M. Raindal acquiesça d'un sourire:

      —Et vous n'êtes pas le premier, monsieur!... Tenez, moi-même, souvent...

      Mais la valse finissait, et les petites haridelles, rentrant à la station, délogeaient le jeune savant. Il proposa à Thérèse:

      —Accepterez-vous, mademoiselle, que je vous conduise au buffet, ainsi que madame votre mère?...

      —Avec plaisir, monsieur!... Viens-tu, maman?

      Et, tous trois, Mme Raindal au bras de Bœrzell, Thérèse les suivant, ils se dirigèrent vers le buffet, parmi la presse des danseurs qui regagnaient leurs chaises.

      M. Raindal les contemplait s'éloigner, figé dans sa posture favorite: les coudes serrés au buste, les avant-bras relevés, les mains pendant au bout du poignet, toutes molles, comme les pattes d'un chien qui fait le beau. De sa place, par la baie de la porte ouverte à deux battants, il pouvait apercevoir, sans se pencher, la salle du buffet. Il voyait le dos de sa femme courbée sur la table d'apparat, où elle picorait hâtivement. Puis, contre la haute cheminée, bourrée jusqu'au marbre de floraisons blanches, Thérèse avec Bœrzell, dégustant à petits coups de cuiller des glaces roses qui semblaient des fruits, ou s'arrêtant par moments pour rire en se regardant, se parlant de près comme des amis de vieille date.

      Oh! si elle se décidait, si elle agréait le jeune homme! Non, ce serait trop beau!... Et qui sait, pourtant!... Tour à tour, aux remous des réflexions contraires, les lèvres de M. Raindal s'étiraient en sourires attendris ou se plissaient d'une grimace d'amertume.

      Mais des collègues s'approchaient, le félicitaient de son livre. D'autres accoururent. Un petit rassemblement d'ovation s'amassa autour de M. Raindal, lui cachant sa fille. Les derniers survenants inclinaient la tête de profil, tendaient l'oreille pour saisir les réponses du maître. On percevait des «Vous êtes infiniment bon...», des «Je


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