Les Deux Rives. Fernand Vandérem

Les Deux Rives - Fernand Vandérem


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plu, ils s'étaient sentis mutuellement attirés. De nationalités différentes, de religions antagonistes, de tempéraments divergents, ils se trouvaient, sans avoir les mêmes rancunes, détester les mêmes castes. La curiosité, de plus, les avait associés, l'oncle Cyprien découvrant dans Schleifmann pour ses haines une mine de documents exceptionnels, et Schleifmann dans l'oncle Cyprien un spécimen inappréciable des ennemis de sa race. Puis, ils mûrissaient, en cachette, des projets l'un sur l'autre. Le Galicien voulait convertir son ami aux doctrines de Karl Marx, tandis que M. Raindal cadet s'était juré d'arracher l'exilé à ses opinions internationalistes. Et enfin, par surcroît, la Pauvreté les unissait, la Pauvreté qui de ses mains rugueuses malaxe tous les humbles en une pâte identique, les coagule en une famille pareille, les transforme en frères et alliés, malgré l'âge, l'origine et tout ce qui s'y oppose. De sorte que, depuis huit ans, ils n'avaient presque pas passé un jour sans se rencontrer dehors ou s'aller visiter dans leurs mansardes respectives.

      L'oncle Cyprien, ayant achevé sa toilette, ouvrait la porte pour sortir. Il recula de stupeur en apercevant, sur le seuil, la main au cordon de la sonnette, Schleifmann, Johann Schleifmann lui-même.

      —Comment, c'est vous?

      —Oui, c'est moi! fit Schleifmann de sa voix que la pratique de l'hébreu avait rendue un peu nasillarde et traînante... Je ne vous ai pas vu hier et je venais savoir si vous étiez malade...

      —Oh! rien, un brin de rhumatisme, mon sacré rhumatisme... Mais, entrez donc, mon cher,—fit M. Raindal cadet qui enlevait son chapeau.—Il me semble qu'il y a des siècles que nous n'avons causé!...

      Il referma la porte, en tirant par la manche son vieil ami Johann.

      —Soit! Causons... Je vous apporte, du reste, une surprise, que je vous avais annoncée l'autre jour! répliqua Schleifmann avec un sourire... Tenez, savourez!...

      Et il jeta sur la table une sorte de dictionnaire à couverture de toile rousse au dos duquel se lisait en lettres noires: Annuaire de la Finance française.

      Pendant que l'oncle Cyprien examinait, palpait le volume, Schleifmann s'était à moitié étendu sur le petit canapé de reps et semblait suivre des pensées narquoises. Il avait le type des juifs asiatiques, une figure de kalmouk au teint cireux, le nez camard, retroussé du bout, largement ouvert, des yeux jaunâtres, petits et scintillants de malice. Sa barbe et sa chevelure grises étaient crépues, floconneuses comme une toison de mouton, et, pour atténuer sa myopie, il portait de larges lunettes d'or, suprême élégance des universitaires teutons.

      —Hô, mon garçon! s'écria-t-il tout à coup de sa voix traînarde... Il y en a là-dedans, des noms!... Et des juifs, et des musulmans, et des chrétiens, des goys aussi... Des noms de tous les pays et de toutes les religions... Oui, c'est à tous ces noms-là qu'appartient la richesse du pays... C'est tous ces noms-là qui signent ce qui nous tond et nous gruge, vous comprenez, mon bon Raindal?... Un de ces noms-là au bas d'un papier, c'est plus qu'une cartouche de dynamite au bas d'une maison... Ça vous fait sauter, danser les millions comme des oranges aux mains d'un jongleur... Mais, le Seigneur soit loué, cela ne durera pas toujours, mon ami!...

      —Ouais! vous êtes un malin, Schleifmann! murmura M. Raindal cadet en décochant au Galicien un regard scrutateur par-dessus le livre qu'il tenait entr'ouvert... Nous savons votre jeu... Vous voulez de nouveau m'allumer sur votre socialisme... Eh bien, non! bernique! Cela ne prendra pas encore ce soir... Je suis pour la liberté, moi, et pour la propriété, et pour tout le tremblement de notre sale société, à condition qu'on soit honnête, par exemple... Ah! mais oui... Sans ça, pan, pan! Au mur, messieurs les chéquards!...

      Schleifmann protesta avec mollesse du désintéressement de ses remarques; puis, approchant de l'oncle Cyprien qui s'était attablé pour mieux consulter l'annuaire, il s'assit à côté de lui et se mit à le guider dans ses fouilles parmi le réseau terrible des banques, conseils d'administration, comités, sous-comités et autres mystérieux groupements de combat.

      M. Raindal cadet, progressivement, se surexcitait à cette lecture. Quand un même nom se répétait en deux, trois, quatre conseils, il poussait des cris de détresse comme un homme qu'on égorge ou qu'on pille. Mais surtout les noms à désinences hébraïques l'exaltaient d'une joviale colère.

      —Encore un! lançait-il à Schleifmann.

      —Il me semble! ripostait mélancoliquement le Galicien... Est-ce de ma faute?

      Ils reprenaient leur lecture et, à les voir de dos, ainsi penchés sur le gros volume, les têtes proches, les coudes entreserrés, on eût dit deux sages petits garçons parcourant avidement ensemble quelque livre d'images ou un passionnant recueil d'aventures.

      Mais, soudain, l'oncle Cyprien redressa le buste et frappant son front bombé aux angles:

      —A propos, Schleifmann, vous qui connaissez tout Paris, connaissez-vous un nommé Lemeunier de Saulvard?...

      —De l'Institut?

      —Oui, parfaitement.

      Si Schleifmann connaissait Saulvard? Mais il ne connaissait que cela. Justement, Saulvard déposait ses fonds à la banque Stummerwitz; et, plus d'une fois, le Galicien en avait entendu parler chez les Stummerwitz, car il enseignait l'allemand aux petits de la maison, ou plutôt il les affermissait dans la science de cette langue, dont, dès le berceau, ils avaient reçu les rudiments de leur grand-père maternel, né à Stuttgart, ainsi que de leur aïeul paternel, originaire de Cologne. Et, vivement, en une centaine de mots acerbes, le compte de Saulvard fut réglé.

      Un monsieur, soit dit sans reproche, peu catholique, ce Saulvard!... Savant de troisième ordre, esprit des plus médiocres, écrivain anémique, flagorneur en outre, intrigant et rapace, il s'était servi de ses relations avec la haute finance pour parvenir à l'Institut, puis de son titre d'académicien pour pénétrer dans les conseils d'administration. On n'avait, d'ailleurs, qu'à se reporter à la table de l'Annuaire. (L'oncle Cyprien, fébrilement s'y reporta.) Il y figurait trois fois, comme membre de trois conseils lucratifs, quoique discrédités. Quant à sa femme...

      —Une cafarde, probablement? interrogea M. Raindal cadet.

      Non, pas une cafarde:—une dévergondée. Schleifmann, mieux informé d'habitude, ignorait le nom de ses amants divers: mais il en citait deux, tout au moins, au sens symbolique et sommaire, affirmant qu'elle avait forniqué avec Dieu et avec le diable. Vaniteuse, d'autre part, menée par le snobisme, peinte et poudrée jusqu'aux reins, médisante, aigrie par une maladie d'estom...

      M. Raindal cadet n'en put écouter plus, il étouffait, débordait.

      —Pardonnez-moi, Schleifmann, fit-il, en posant amicalement sa main sur l'épaule du Galicien... J'oublie l'heure... Je dîne avec mon frère, qui, précisément, va ce soir au bal chez ce coquin... Je suis bien aise d'être si complètement renseigné; non, je vous jure... bien satisfait... Vous ne m'en voulez point, n'est-ce pas? Je n'ai que le temps! Je file... Vous venez!...

      Et au bas de l'escalier il précipita les adieux, tant la hâte le talonnait d'être arrivé rue Notre-Dame-des-Champs et de déverser là, sur l'indolence fraternelle, la masse d'immondices dont libéralement Schleifmann l'avait empli.

      M. Raindal ne vit pas entrer son frère sans une certaine appréhension.

      Il le savait en un de ses jours de crise discoureuse et pressentait pour la soirée une reprise d'hostilités, de controverses, qui d'avance l'indisposait. Il l'accueillit donc d'un air froid, comme afin de prévenir toute nouvelle tentative d'attaque; et, lui tendant distraitement la main:

      —Je suis à toi, je finis un travail urgent... Si tu veux m'attendre au salon, ces dames y sont...

      Puis, l'oncle Cyprien sorti, il se loua de son énergie. De tout temps, au demeurant, sur quelque sujet que ce fût, il avait horreur de discuter avec son frère. Comme dans le tournoi d'antan interdit aux vilains, il lui fallait comme antagonistes des pairs, des preux de sa caste, du même rang intellectuel et pratiquant sans défaillance la noble escrime


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