Les Deux Rives. Fernand Vandérem

Les Deux Rives - Fernand Vandérem


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interrompit l'oncle Cyprien en secouant la tête comme pour se désengluer de ces aphorismes. Dis-moi donc simplement que nous sommes gouvernés par des crapules... Ce sera plus juste et plus vite fait...

      Puis un peu honteux d'avoir ainsi gourmandé cet illustre aîné, qu'il vénérait au fond de son âme tumultueuse:

      —Bah! ne nous fâchons pas... C'est de ta faute... Tu m'agaces avec tes grandes phrases vagues... Tiens, voici pour gagner mon pardon... Demandez le portrait de M. Eusèbe Raindal, l'homme du jour, le drapeau de la famille, la gloire de l'égyptologie française, avec l'histoire de sa vie depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours!... Tara ta ta ta ta ta ta!...

      Il avait tendu le second journal à son frère et il fit le tour de la pièce en sonnant, dans sa main roulée en cornet, une marche triomphale, comme jadis au bureau, lorsqu'on célébrait le succès d'un collègue.

      M. Raindal demeurait les yeux attachés sur le journal qu'il tenait à bouts de bras, éloigné du buste, en raison de sa presbytie.

      Oui, cette grossière gravure, à hachures charbonneuses, c'était bien lui, son nez charnu, sa barbe blanche, sa paterne figure,—une vraie figure de sénateur, assurait l'oncle Cyprien.

      Et au-dessous s'étageait sa biographie,—des dates, des dates encore ou les titres de ses livres, à la suite, qui n'en disaient pas plus sur son existence, ses idées, ses joies et ses douleurs d'homme, que les bornes de la route ou les poteaux des carrefours sur les pays que l'on traverse. Mais pour lui ces chiffres et ces mots secs vivaient comme de la chair. Un sourire nerveux remua ses lèvres. Des rafales de vanité montaient de son cœur à sa bouche,—et une honte le faisait rougir comme s'il eût vu fixés sur lui les regards de toute la foule qui, ce jour même, contemplait ses traits. Il se maîtrisa pourtant, par pudeur, puis avec calme:

      —C'est très exact! fit-il. Je te remercie... J'emporterai cela à la maison...

      Il se levait pour partir. D'un geste, l'oncle Cyprien lui commanda de se rasseoir.

      —Attends! Attends!... Ce n'est pas tout... Voilà le déplaisir, maintenant! On t'injurie dans le Fléau un sale journal rédigé par des calotins et lu par toute la haute juiverie... Tiens, écoute le morceau... C'est du propre!

      Et l'oncle Cyprien commença d'une voix railleuse où tremblait un peu de colère:

      INDISCRÉTIONS ACADÉMIQUES

      «C'est prochainement que se réunit à l'Académie française la commission chargée de décerner le prix Vital-Gerbert (15 000 francs) au meilleur livre d'histoire paru dans l'année. Si nous en croyons les on-dit, la lutte sera chaude, plusieurs candidats étant en présence. L'un d'eux serait M. Eusèbe Raindal, de l'Institut, l'auteur de cette Vie de Cléopâtre autour de laquelle une certaine presse a mené quelque bruit depuis un mois. Mais la candidature de M. Raindal compte dans les milieux académiques de sérieux adversaires. Plusieurs estiment que le succès de son livre est dû en grande partie aux détails pornographiques qui y fourmillent et qui ont captivé une clientèle spéciale. Or, sans vouloir nous prononcer dans ce délicat débat, force pourtant nous est de convenir que ce livre est un des plus immoraux qui soient sortis, depuis longtemps, de la Coupole. Les notes principalement, quoique rédigées en latin, y sont d'une révoltante obscénité. L'auteur aura beau alléguer, pour sa défense, qu'il n'a fait que traduire des pamphlets égyptiens de l'époque, et même qu'il a eu soin de les traduire en latin, il n'en demeure pas moins acquis que, volontairement ou non, il a publié là un recueil d'authentiques ordures. Nous savons que l'histoire a ses droits et que l'historien a ses devoirs. Mais M. Raindal nous prouvera difficilement qu'il était du devoir de l'historien de nous montrer Cléopâtre râlant des mots de portefaix dans les plus abjects abandons de l'amour ou raffinant en termes immondes sur la débauche comme une Néron femelle. C'est à d'autres œuvres, traitant de plus vastes questions et à un point de vue social et élevé qu'à notre avis sont réservées les récompenses académiques. A MM. les Immortels de décider si nous avons tort. Pour nous donner raison, ils n'auraient cette année, que l'embarras du choix.»

      —Eh bien! conclut l'oncle Cyprien, en jetant à terre le papier qu'il avait pétri en boule... Comme éreintement, c'est coquet!... Cela n'a aucune importance, étant donné, je te l'ai dit, que cette feuille n'est lue que par des youpins... Mais, tout de même, si tu m'y autorisais, j'irais de bon cœur tirer les oreilles au cafard dont la plume s'est permis...

      M. Raindal, qui avait blêmi de souffrance à mesure qu'avançait la lecture, dressa la main en un geste philosophique et, d'une voix encore mal assurée:

      —Inutile, murmura-t-il... Ce sont les petits revenants-bons de la célébrité... Et puis, je sais de qui c'est!...

      —De qui donc?

      —Je parierais que c'est inspiré, sinon écrit, par mon collègue et concurrent Saulvard, Le meunier de Saulvard, des Sciences morales... Je reconnais sa manière... Il voudrait obtenir le prix, avec son Histoire des affranchis sous l'Empire romain... Je le gêne... Il me fait diffamer... Le coup est classique... Il n'y a qu'à plaindre ce malheureux et à sourire.

      M. Raindal effectivement grimaça un sourire avec peine. Mais cette rage qu'on ressent devant l'injustice lui obstruait la gorge comme un caillot amer; et il cracha plutôt qu'il ne proféra:

      —Pornographe!

      Il avait pris un temps de répit; puis, d'une voix soulagée, il répéta:

      —Pornographe!... Non, on ne m'avait rien dit de plus fort dans le métier, où j'en ai vu cependant, des jalousies, et des petitesses, et des calomnies... Oh! si l'on savait quels égouts il y a au-dessous de ce qu'on appelle les pures régions de la science!... et les saletés qui s'y dégorgent! Pornographe!... Après une carrière comme la mienne!... Les misérables!

      Il exhala un petit rire méprisant:

      —Ha! ha!... Traiter de pornographe un homme qui s'est marié presque vierge!... Un homme qui depuis quarante ans travaille douze heures par jour... C'est tout ce qu'ils ont trouvé... Tiens! j'en ris!... C'est trop drôle! C'est plus comique qu'autre chose.

      L'oncle Cyprien se taisait pour laisser libre élan à cette crise de révolte dont la véhémence ravissait ses instincts.

      —Voilà qui est parler! approuva-t-il en venant serrer la main de son frère... Allons, tu as encore du sang de Raindal dans les veines... Tu n'aimes pas qu'on te taquine... Tu te rebiffes... A la bonne heure! Et j'espère bien que quand tu reverras ce monsieur...

      —Je le verrai ce soir! fit M. Raindal, éteignant soudain son ardeur.

      —Ce soir? balbutia avec stupeur l'ancien fonctionnaire. Comment?... Où cela?...

      —Chez lui... A un bal qu'il donne...

      —Et tu iras?

      —Dame! oui... un mariage pour Thérèse... On doit nous y présenter un jeune homme, un jeune savant...

      L'oncle Cyprien empoigna de sa main droite la sphère lisse de son crâne, et, le regard songeur:

      —Ah! ah! un mariage pour mon neveu!—il appelait ainsi Thérèse, en raison de ses allures masculines—Bon! bon! C'est un motif cela... Moi, j'ai comme une idée que mon neveu n'en voudra pas, de ce jeune savant... Enfin, tu fais bien, il faut voir... Mais de la prudence! Ton Saulvard m'a tout l'air d'un jean-f... et je n'aurais guère confiance en ce qui me viendrait de lui...

      M. Raindal se leva:

      —Sois tranquille... Je veillerai... D'ailleurs, tu te trompes... En dehors de ses ambitions, Saulvard n'est pas un méchant homme...

      L'oncle Cyprien poussa un sifflement d'incrédulité:

      —Phui!... C'est possible!... Allons, à tantôt, sept heures!...

      Et il accompagna son frère jusque sur le palier.

      On allumait dehors les réverbères, quand M. Raindal arriva chez lui, rue Notre-Dame-des-Champs.

      Vivement,


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