Haine d'amour. Daniel Lesueur
il avait réfléchi que, sans doute, une jeune fille et un vieillard choisissaient des heures plus tardives que les siennes. Il possédait d’ailleurs ce renseignement qu’on avait chance de les voir plutôt dans les allées fréquentées, tandis que lui-même préférait les grands espaces déserts du côté de Longchamps et de Bagatelle; il sentait donc, sans se le dire encore, qu’il allait changer son itinéraire comme il changeait le moment de sa promenade. Cette petite stratégie absorbait maintenant toute sa pensée, tandis que, de bonne foi, il se croyait occupé d’autre chose. Jusqu’à neuf heures il se tint dans son cabinet de travail. Ce n’était pas par l’image de Sabine qu’il cherchait à combattre ses souvenirs d’hier et son absurde espoir de ce matin. Non... Sabine... Il était quitte envers elle depuis cette réponse télégraphiée qu’il avait voulue sincère et qu’il justifierait dans deux jours—comme si elle l’avait été—par toutes les attitudes d’une tendresse devenue, hélas! un devoir. D’ailleurs, il eût été impossible à Vincent de mettre en face l’une de l’autre, même dans la plus inconsciente évocation, Sabine Marsan et Gilberte Méricourt... L’une, cette maîtresse, jetée définitivement dans ses bras et dans sa vie par une scandaleuse catastrophe... L’autre, cette enfant que, malgré tous ses partis pris et toutes ses préventions contre les jeunes filles, il jugeait d’une ingénuité, d’une fraîcheur d’âme semblable à sa merveilleuse fraîcheur de chair, à sa beauté de fleur candide. Il était lié à la première, soit! et par d’indissolubles liens. Mais en quoi cela pouvait-il l’empêcher d’admirer secrètement la seconde? Pourquoi ne pas goûter le charme du rêve qu’elle éveillait en lui? Après tout, la vie que nous vivons ne tient pas tout entière dans la réalité. Si notre volonté le plus souvent reste impuissante contre les fatalités extérieures, nous sommes du moins les maîtres de nos songes.
Telles étaient les pensées flottantes en l’esprit distrait de M. de Villenoise, tandis qu’il se croyait adonné tout entier à l’éclaircissement d’un vers douteux de Manilius. Machinalement son intelligence suscitait des mots et presque des idées équivalant au texte latin, tant le fonctionnement de son cerveau approchait, à force de savante discipline, de la perfection mécanique.
Cependant son regard, parfois, se levait de la page commencée, errait autour de cette bibliothèque où il avait concentré toutes ses joies intellectuelles depuis qu’il avait renoncé à remplir son existence par les joies du cœur. Elle tenait, cette bibliothèque, en sa plus longue dimension, toute la largeur de l’hôtel, et peu s’en fallait qu’elle ne fût carrée. Les hautes fenêtres à petites vitres nombreuses s’obscurcissaient de stores du côté de la rue, tandis qu’en arrière elles s’ouvraient sur la verdure d’un jardin où fleurissaient des marronniers énormes. Et rien ne pouvait charmer une âme disposée à la rêverie et à l’étude comme les couleurs et les parfums de ces arbres puissants épanouis dans un ciel pur, venant imprégner le recueillement de cette pièce immense, aux murailles tapissées de livres, aux consoles et aux vitrines toutes chargées d’objets d’art.
Dans la cour, sous les fenêtres, tout à coup un cheval s’ébroua. On entendit des fers heurter impatiemment le pavé, et la voix, aux inflexions britanniques, d’un palefrenier qui calmait l’animal. M. de Villenoise leva les yeux vers un cartel, et vit que neuf heures allaient sonner. Il descendit.
Sous la voûte il se mit en selle,—vivement, parce que Gipsy se montrait nerveuse au montoir. Et il la retint quelques secondes, comme elle prenait son élan, pour lui apprendre à ne pas partir sans ordre, avec une fougue brutale, ainsi qu’une bête mal élevée.
—N’ai-je pas l’étrier gauche plus court que l’autre, Andrew? Voyez donc si c’est au dixième point.
—Au dixième point, oui, monsieur, dit le groom en examinant l’étrivière.
—Allons maintenant, ma belle, fit le jeune homme en flattant de la main le cou de son cheval.
Gipsy, s’efforçant d’être sage, partit d’un pas raisonnable. Mais, dans la rue, à la première bouffée d’air, à la première vision d’espace ensoleillé, ce fut plus fort qu’elle: ses jambes fines se détendirent, puis se replièrent bien haut comme pour mieux battre le sol; et elle dansait, l’encolure arrondie, les oreilles droites, une grande mèche dorée voltigeant sous le frontal, entre ses beaux yeux noirs, où s’affolait le plaisir de la course attendue.
Vincent rendit complètement la main; les rênes tombèrent de toute leur longueur. Il habituait ses chevaux à ne lui donner un départ que dans le rassemblé. Gipsy comprit que, pour le moment, elle risquerait un châtiment si elle insistait. Elle allongea le cou et se mit au pas.
Cependant, une fois dehors, M. de Villenoise ne songea plus qu’à la façon dont il rencontrerait Mlle Méricourt. Cela se passerait peut-être dans l’allée des Poteaux, ou encore tout de suite, dans l’avenue du Bois. Car Vincent, au lieu de gagner le Trocadéro et d’entrer dans le Bois, comme il le faisait habituellement, par la porte de la Muette, remontait vers l’Étoile. Et déjà il se figurait la silhouette de l’amazone, le geste dont elle lui rendrait son salut, l’exclamation bienveillante du général, qui lui proposerait de chevaucher un instant avec eux pour bavarder d’équitation.
Cette perspective qui, d’abord, amusa M. de Villenoise et lui fit prendre patience, l’obséda, puis finit par l’énerver à mesure que les quarts d’heure passèrent sans qu’elle se réalisât. Chaque fois que, de loin, il croyait voir une jeune femme à cheval à côté d’un vieux monsieur, il se figurait que c’était Gilberte. Aussitôt il mettait Gipsy au petit galop. Puis, lorsqu’il arrivait près des cavaliers, il reconnaissait qu’il s’était trompé. Parfois même le monsieur n’était pas vieux et la femme n’était plus jeune. Mais quoi! c’était agaçant aussi... Jamais il n’avait vu M. Méricourt ni Mlle Gilberte à cheval. Il ne connaissait ni leur physionomie sous cet aspect, ni la robe de leurs bêtes, ni la nuance de leur costume. Et, de loin, il pouvait les confondre avec les premiers cavaliers venus.
Vincent, vers onze heures et demie, rentra chez lui de mauvaise humeur. Heureusement pour Gipsy, il n’était pas de ces gens qui soulagent leurs nerfs en tourmentant leur monture, et elle avait plutôt pris plaisir aux nombreux petits temps de galop à la poursuite d’un vieux monsieur et d’une jeune demoiselle. Aussi rentra-t-elle plus satisfaite que son maître, de son beau pas cadencé, humant de loin la bonne odeur de sa litière fraîche, dans son box élégant, et le bouquet de son avoine.
Le soir, M. de Villenoise reçut une lettre de Sabine. Il y reconnut l’état d’esprit que le télégramme lui avait fait pressentir: une fébrilité, dont l’approche, au simple contact de ce papier, déjà crispait ses propres nerfs; une impatience de le revoir sous laquelle il croyait deviner moins une vraie tendresse que le despotique vouloir de le monter au même diapason. Sabine avait une façon de lui dire: «N’est-ce pas que nous allons être heureux? N’est-ce pas que c’est trop affreux, deux mois passés l’un sans l’autre, et que nous ne pourrons plus nous quitter... jamais?» à travers laquelle il lisait, à tort ou à raison, comme une leçon dictée, comme un programme de sentiments qu’on lui imposait, bien plus que l’expression d’un simple et sincère élan d’amour.
«Elle veut donc toujours me suggestionner!» pensa-t-il. «Mais elle n’a pas en elle-même la force calme qu’exige un pareil rôle.»
Puis, après quelques minutes de réflexion, il se dit encore:
«Je serai ce que je dois être et ce que je puis être. Voilà tout.»
Sabine lui annonçait son retour pour le surlendemain. Elle arrivait à neuf heures du matin. Mais elle le suppliait instamment de ne pas venir à la gare.
«Si elle m’aimait avec sa tendresse plus qu’avec sa vanité,» rumina-t-il, «elle voudrait me voir dès son arrivée. Mais elle est trop coquette pour se montrer après dix-huit heures de voyage. Eh bien, tant mieux! Je ne manquerai pas ma promenade au Bois.»
Le raisonnement de Vincent n’était pas juste. Car, chez une femme de trente-cinq ans telle que Sabine, que torture