Haine d'amour. Daniel Lesueur

Haine d'amour - Daniel Lesueur


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du salon et que la musique faisait encore tourner les autres couples, elle leva les mains et lui dit:

      —Valsons.

      Il l’entraîna d’un élan presque rageur, fâché contre lui-même et aussi contre elle, sans savoir au juste pourquoi.

      Mais tout à coup, après avoir ramené la jeune fille à sa place, M. de Villenoise s’aperçut que les mariés étaient partis. Alors il eut la vision du coupé qui emportait Robert et Lucienne. Il se les imagina, dans l’ombre de cette voiture close, savourant les premières minutes de solitude. Il se représenta la lenteur et l’hésitation des premières tendresses... Et cette virginale robe blanche enserrée par ce robuste bras vêtu de drap noir... D’un grand effort, il tâcha de réveiller son scepticisme à l’égard du mariage, son culte pour l’indépendance et sa haine de tout lien, en même temps que sa méfiance des virginités de corps obtenues par l’atrophie ou la déviation des âmes. Il ne put pas. Tout cela faisait place à un malaise de désir indistinct, à un sourd désenchantement de ce qui, jusque-là, suffisait à occuper sa fantaisie, sinon à lui remplir le cœur.

      Cependant, le général, désireux de se retirer, cherchait sa fille cadette. Il s’arrêta devant le garçon d’honneur de Gilberte, qui se leva aussitôt.

      —Je n’ai pas eu le loisir de causer avec vous, monsieur, dit le vieillard. Je le regrette. Mon gendre nous a dit de vous tant de bien! Mais nous nous retrouverons. Vous êtes des nôtres désormais.

      —Mon général, c’est beaucoup d’honneur...

      —Vous êtes un lettré, un travailleur, reprit M. Méricourt. Mon cousin, le membre de l’Institut,—vous l’avez vu? le second témoin de ma fille Lucienne,—estime beaucoup vos œuvres. J’admire cela infiniment chez un jeune homme dans votre grande situation de fortune. Tant d’autres ne songeraient qu’à s’amuser...

      —Mais cela m’amuse, mon général.

      M. Méricourt chercha une autre phrase d’éloge. Toutefois, sur ce terrain, il était mal à l’aise, ne sachant pas au juste la nature des travaux aux-quels se livrait Vincent, et se rappelant avoir passé, dans la Revue des Deux Mondes, des articles signés de lui sur «l’Alexandrinisme dans la littérature romaine». Le titre l’avait effrayé; il ne les avait pas lus.

      Brusquement donc, il aborda un autre sujet.

      —Vous montiez, ces jours-ci, un beau cheval, monsieur. Il a des lignes superbes, beaucoup de branche, des jambes de cerf; et il se rassemble, m’a-t-il paru, à galoper sur le bord d’un chapeau.

      —Ah! ma jument alezane... Gipsy. Oui, une bonne bête. Où donc l’avez-vous vue, mon général?

      —Au Bois. Je vous ai aperçu à plusieurs reprises. Mais... de loin. Car vous ne fréquentez pas l’avenue des Poteaux, ni celle des Acacias.

      —Non, j’avoue que la foule...

      —Ne vous attire pas. Moi non plus. Du moins la foule des bipèdes. Mais celle des quadrupèdes m’intéresse. Je connais tous les beaux chevaux de Paris. J’aime à les rencontrer là. Puis ma fillette est contente de se voir saluer par tous les officiers.

      —Alors Mme Dalgrand va se trouver privée. Car mon ami Robert...

      —Oh! interrompit le général—tombant au piège de Vincent, qui voulait le faire parler de Gilberte,—ce n’est pas de ma fille aînée qu’il s’agit. Lucienne est une écuyère médiocre; elle manque du feu sacré. Mais c’est la petite!... On dirait qu’elle est née à cheval, cette gamine-là. Vous la verrez... Elle est étonnante.

      —Est-ce que Mlle Gilberte aimerait chasser à courre? Nous avons ce qu’il faut, dans mes modestes bois de Villenoise.

      —Merci, monsieur. Je vous suis bien reconnaissant. Mais ce sont là des goûts de haut luxe que je ne voudrais pas lui donner.

      M. Méricourt expliqua même qu’il désirait plutôt modérer cette passion chez Gilberte. Car pourrait-elle monter plus tard, quand elle serait mariée? C’était douteux. Avec les jeunes filles et les difficultés de leur établissement, on ne peut jamais savoir. Sans sa position spéciale dans l’armée,—car il restait un maître et un arbitre en matière d’équitation, et pouvait encore, par exceptionnelle faveur, choisir ses montures dans les écuries de l’École Militaire,—sa fortune personnelle ne lui permettrait guère, à lui comme à sa fille, que les rosses de manège. Le général dit tout cela fort simplement, sauf l’allusion un peu emphatique à sa renommée d’écuyer hors ligne, rival des comte d’Aure et des Baucher.

      —Ah! jeune homme, je ne connais pas vos moyens, mais je ferais le pari de rester encore, à mon âge, plus longtemps que vous en selle aux allures vives, et de vous faire demander grâce. Aux dernières manœuvres que j’ai dirigées,—il y a de cela quatre ans au plus,—je semais derrière moi mes aides de camp...

      Lorsque le général abordait un sujet, il ne l’abandonnait pas de sitôt. De sorte qu’au lieu d’emmener Gilberte, il laissa s’organiser un cotillon: quelques figures improvisées seulement, car on manquait d’accessoires. Les jeunes gens prirent des fleurs dans les corbeilles pour les échanger avec les jeunes filles. Vincent reçut un brin de réséda et la mission de danser avec la demoiselle qui portait un brin semblable. Il la trouva tout de suite. C’était Gilberte.

      —Mais, dit-elle, avant de valser, nous devons échanger nos fleurs.

      Elle accepta celle du jeune homme, et, à son tour, lui fixa la sienne au revers de l’habit. Puis ils valsèrent sans mot dire. Ensuite, comme c’était la dernière danse et qu’une débandade s’opérait parmi les invités, ils se dirent au revoir.

      Un instant après, comme un groupe de gens empêchait M. de Villenoise d’approcher du vestiaire, il aperçut encore Mlle Méricourt à qui l’on passait sa sortie de bal. Avant de la fermer, elle ôta les fleurs du cotillon, épinglées sur son corsage, et qui, s’écrasant sous le manteau, auraient taché sa robe délicate. Elle les enlevait vivement, les laissait tomber à terre sans regarder autour d’elle, ne se sachant pas observée par lui, qui s’effaçait derrière d’autres personnes. Machinalement, il attendait qu’elle touchât le brin de réséda. Elle le prit et parut le jeter comme les autres. Mais, lorsqu’une seconde après elle éleva la main vers son cou pour remonter son col garni de plumes frisées, Vincent aperçut distinctement la fleurette qu’elle dissimulait dans sa paume.

      Un désir ardent le prit de s’assurer qu’elle la gardait pour de bon, qu’elle l’emportait en souvenir.

      Il rejoignit la jeune fille et le général, s’inquiéta s’ils avaient une voiture. Il avait commandé son coupé, et il le mettait à leur disposition. M. Méricourt refusa, disant qu’il avait fait attendre un des landaus de la noce. Déjà le chasseur de l’hôtel partait pour faire entrer la voiture sous la voûte.

      Tandis que tous trois se tenaient sur le trottoir du péristyle, Vincent remarqua que Gilberte gardait obstinément sa main droite cachée sous sa sortie de bal, où elle l’avait glissée d’un geste vif en le voyant s’approcher.

      Un fracas ébranla les murs; les pas des chevaux sonnèrent sur les dalles, et, dans la cour, le landau tourna, s’arrêta devant eux. Alors le jeune homme se découvrit pour accepter la main que lui offrait le général. Comme il restait le bras à demi étendu, Gilberte comprit qu’il attendait de sa part une semblable faveur. Gauchement, pour lui présenter sa main libre, elle appuya du coude contre sa poitrine un éventail qu’elle tenait. L’éventail glissa. Gilberte eut un mouvement involontaire; et, sous la sortie de bal, une seconde écartée, M. de Villenoise vit distinctement qu’elle n’avait pas lâché sa fleur.

      Ce fut sans doute à cause de cela que, dans son coupé, en revenant chez lui, il ôta le brin de réséda piqué dans sa boutonnière, s’y caressa la moustache avec un geste lent et rêveur de la tête, puis, l’étalant de façon à le froisser aussi


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