Résurrection (Roman). León Tolstoi

Résurrection (Roman) - León Tolstoi


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Katucha fut invitée à prendre part au jeu, et un moment arriva où Nekhludov eut à courir avec elle. Elle était charmante, et, comme tout le monde, il avait plaisir à la voir; mais l’idée ne lui venait pas qu’entre elle et lui pût s’établir aucune relation plus intime.

      Ils devaient courir en se tenant par la main, suivant la règle du jeu: et c’était le jeune peintre qui devait essayer de les rattraper. «Oh! Pensa celui-ci, j’aurai de la peine à rejoindre ces deux-là!» Il courait cependant fort bien, sur ses jambes de moujik, courtes et un peu tordues, mais solidement musclées.

      — Une! Deux! Trois! — Il donna le signal en frappant trois fois ses mains l’une contre l’autre. Katucha, souriante, se rapprocha de Nekhludov, lui prit la main, d’un robuste mouvement de sa petite main, et s’élança légèrement sur la gauche; on entendait le froufrou de son jupon empesé.

      Nekhludov, lui aussi, était bon coureur. Et comme il tenait, lui aussi, à ne pas se laisser attraper par le peintre, il eut vite fait de devancer Katucha et de se trouver au bout du pré. Arrivé là, il se retourna et vit que le peintre poursuivait Katucha; mais elle, jouant des jambes, lui échappait et s’éloignait toujours davantage vers la gauche. Il y avait là un bouquet de sureau derrière lequel on avait convenu qu’on ne courrait pas; mais Katucha y courut, pour ne pas être prise, et Nekhludov, son partenaire, se mit en devoir de l’y aller rejoindre.

      Il avait oublié que, tout contre le bouquet de sureaux, se trouvait un fossé recouvert d’orties. Il trébucha, se piqua les mains, s’humecta de la rosée qui déjà avait paru sur les feuilles, à l’approche du soir, et il tomba dans le fossé; mais aussitôt il se releva en riant, et, d’un saut, se trouva derrière les sureaux.

      Katucha, sans cesser de sourire de ses grands yeux noirs, s’élança au-devant de lui. Ils se rencontrèrent et se tendirent la main.

      — Qu’est-ce que c’est donc? Vous avez buté? — lui demanda-t-elle en fixant sur lui ses grands yeux souriants, tandis que, d’une main, elle rajustait les mèches de cheveux qui s’étaient échappées de sa natte.

      — J’avais tout à fait oublié ce fossé! — répondit Nekhludov. Il souriait aussi et continuait à la tenir par la main. Et comme elle se rapprochait de lui, soudain, sans qu’il sût comment, il lui serra fortement la main et la baisa sur la bouche.

      D’un mouvement rapide, la jeune fille dégagea sa main et fit quelques pas en arrière. Elle cueillit deux branches de sureau, les appuya contre ses joues brûlantes pour les rafraîchir et, agitant les bras, courut rejoindre les autres joueurs.

      Dès ce moment, les relations entre Nekhludov et Katucha changèrent. Les deux jeunes gens se trouvèrent désormais dans la situation où se trouvent un jeune garçon et une jeune fille, également naïfs, innocents, et qui se sentent attirés l’un vers l’autre.

      Aussitôt que Katucha entrait dans la chambre ou était Nekhludov, aussitôt que de loin il apercevait sa robe rose et son tablier blanc, c’est comme si tout pour lui, aussitôt, s’ensoleillait: tout lui paraissait intéressant, gai, important; la vie lui devenait une joie. Et elle, de son côté, elle éprouvait la même impression. Et ce n’était pas seulement la présence, l’approche de Katucha qui agissait ainsi sur Nekhludov: la pensée même de l’existence de Katucha le remplissait de bonheur; et elle, de son côté, elle rayonnait de bonheur à la pensée qu’il existait. Et si, par hasard, Nekhludov avait reçu de sa mère une lettre qui l’avait chagriné; si son travail ne marchait pas bien, s’il ressentait un accès de ces tristesses vagues que connaissent tous les jeunes gens, il songeait à Katucha, et toute sa peine aussitôt s’enfuyait.

      Katucha avait beaucoup à faire dans la maison, mais elle travaillait vite; et, dans ses instants de loisir, elle aimait à lire. Nekhludov lui prêta des romans de Dostoïevski et de Tourgueniev; l’Antchar, de Tourgueniev, surtout, l’enchanta.

      Plusieurs fois par jour, ils échangeaient quelques paroles en se rencontrant dans le corridor, sur le perron, et dans la cour; et parfois ils se rejoignaient à l’office, en compagnie de la vieille gouvernante des deux demoiselles, Matrena Pavlovna: Nekhludov y venait goûter et prendre le thé. Et ces entretiens, en présence de Matrena Pavlovna, leur étaient à tous deux d’une exquise douceur. Mais quand, au contraire, ils étaient seuls dans la salle, la conversation n’allait pas aussi bien. Tout de suite leurs yeux se mettaient à parler de choses tout autres, et infiniment plus intéressantes pour eux, que ce que disaient leurs lèvres; et leurs lèvres se taisaient, et un sentiment de gêne les envahissait, et ils se hâtaient de se séparer.

      Ces relations nouvelles se prolongèrent entre eux tout le temps que Nekhludov resta chez ses tantes. Et les tantes s’aperçurent de ces relations: elles s’en inquiétèrent et crurent même devoir en informer, dans une de leurs lettres, leur belle-sœur, la mère du jeune homme. La tante Marie Ivanovna craignait que Dimitri n’eût une liaison galante avec Katucha: crainte bien vaine, car Nekhludov n’avait aucune idée d’une liaison de ce genre. Il aimait Katucha, mais d’un amour absolument ingénu; et cet amour même aurait suffi à le préserver d’une chute, aussi bien qu’elle. Non seulement il ne désirait point la posséder, mais il n’en eût pas admis la possibilité. La seconde tante, Sophie Ivanovna, d’un tour d’esprit plus poétique, craignait que Dimitri, avec son caractère entier et résolu, n’eût un jour la pensée d’épouser la jeune fille, malgré ses origines et sa condition. Et cette crainte était, en fait, beaucoup plus fondée que celle de l’autre tante. Car, lorsque Marie Ivanovna, ayant mandé son neveu près d’elle, se mit à lui faire entendre, avec mille précautions, que ses relations avec Katucha lui déplaisaient, et quand elle eut ajouté, par manière d’argument, que c’était mal agir de rendre amoureuse de soi une jeune fille avec laquelle on ne pouvait pas se marier, il répondit, d’un ton décidé:

      — Et pourquoi donc ne pourrais-je pas me marier avec Katucha?

      En réalité, jamais il n’avait songé à la possibilité de ce mariage. Il était tout imprégné de ce sentiment d’exclusivisme aristocratique qui défend aux hommes de sa condition de prendre pour femmes des jeunes filles telles que Katucha. Mais, à la suite de son entretien avec sa tante, il s’avisa que, en somme, on pouvait se marier avec Katucha. Et cette pensée fut même bien près de lui plaire. Avec l’élan de sa jeunesse, il aimait les opinions radicales. Il avait plaisir à se dire: «Après tout, Katucha est une femme comme les autres. Si je l’aime, pourquoi ne l’épouserais-je pas?»

      Il ne s’arrêta pas, cependant, à cette pensée, car, tout en sentant qu’il aimait Katucha, il avait la certitude qu’il trouverait plus tard, dans la vie, une autre femme qui lui était destinée, une femme qu’il aimerait plus encore, et dont il serait plus aimé. Et il était convaincu que ce qu’il éprouvait pour Katucha n’était qu’une image réduite de ce qu’il éprouverait plus tard, quand il aurait rencontré cette femme extraordinaire, — résumé de toute perfection, — que l’avenir ne pouvait manquer de lui tenir en réserve.

      Mais le jour de son départ, lorsqu’il vit Katucha debout sur le perron à coté de ses tantes, lorsqu’il vit fixés tendrement sur lui les grands yeux noirs de la jeune fille, tout remplis de larmes, il eut l’impression nette que, ce jour-là, s’achevait pour lui quelque chose de très beau, de très précieux, et qui jamais ne se renouvellerait plus. Et il se sentit pris d’une profonde tristesse.

      — Adieu, Katucha, et merci pour tout! — lui dit-il tout bas, derrière le dos de ses tantes, avant de monter dans la voiture qui devait l’emmener.

      — Adieu, Dimitri Ivanovitch! — dit-elle de sa voix chantante. Après quoi, faisant effort pour retenir les larmes qui commençaient à couler de ses yeux, elle s’enfuit dans l’antichambre afin de pouvoir pleurer à son aise.

      II

      Trois années se passèrent sans que Nekhludov revît Katucha. Et quand, après ces trois années, il la revit, pendant un arrêt qu’il fit chez ses tantes en allant rejoindre son régiment, — car il


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