Résurrection (Roman). León Tolstoi

Résurrection (Roman) - León Tolstoi


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voilà que tu as déjà des moustaches!… Katucha! Katucha! Vite, qu’on lui répare du café!

      — Tout de suite! — répondit, du corridor, une voix chantante. Et le cœur de Nekhludov battit joyeusement. C’était elle! Elle était encore là! Et, au même instant, le soleil se montra entre les nuages.

      Gaîment Nekhludov suivit Tikhon, qui le conduisit dans la même chambre où il avait autrefois logé. Il aurait bien voulu questionner le vieux valet sur Katucha, lui demander comment elle allait, ce qu’elle devenait, si elle était fiancée. Mais Tikhon était à la fois si respectueux et si digne, il insistait si fort pour verser lui-même l’eau de l’aiguière sur les mains de Nekhludov, que celui-ci n’osa point le questionner sur la jeune fille, et se borna à lui demander des nouvelles de ses petits-enfants, du vieux cheval, du chien de garde Polkan. Tout le monde était en vie, tout le monde allait bien, à l’exception de Polkan, qui avait pris la rage l’année précédente.

      Nekhludov était en train de changer de vêtements, lorsqu’il entendit un pas léger dans le corridor; et l’on frappa à la porte. Nekhludov reconnut et le pas et la manière de frapper; elle seule marchait, elle seule frappait de cette façon! Il se hâta de jeter sur ses épaules son manteau tout trempé; puis il cria: «Entrez!»

      C’était elle, Katucha, toujours la même, mais plus jolie encore, plus charmante qu’autrefois. Comme autrefois, ses yeux noirs brillaient avec un sourire ingénu; et, comme autrefois, elle avait un tablier blanc d’une propreté exquise. Elle venait lui apporter, de la part de ses tantes, un savon parfumé dont on avait à l’instant décacheté l’enveloppe, et aussi deux serviettes, une grande de toile fine, et une autre de coton rugueux pour les mains. Et le savon, à peine sorti de son enveloppe, et les serviettes, et Katucha elle-même, tout cela était également propre, frais, intact, charmant.

      — Heureuse arrivée à vous, Dimitri Ivanovitch! — dit-elle, non sans effort; et une rougeur envahit son Visage. — Je te salue!… Je vous salue!… — Il ne savait s’il devait lui dire «tu» ou «vous»; et lui aussi il se sentit rougir. — Vous allez bien?

      — Mais oui, Dieu merci! Ce sont vos tantes qui vous envoient votre savon préféré, à la rose, — reprit-elle, en déposant le savon sur la table, et en étalant les serviettes sur le dossier d’une chaise.

      — Dimitri Ivanovitch a apporté le sien! — fit remarquer Tikhon, d’un ton solennel, en désignant du doigt à la jeune fille le grand nécessaire aux fermoirs d’argent que Nekhludov avait ouvert sur la table, et qui était rempli d’une foule de flacons, de brosses, de poudres, de parfums et d’instruments de toilette.

      — Dites bien à mes tantes que je les remercie. Et comme je suis heureux d’être venu! — ajouta Nekhludov, sentant que, dans son âme, tout était soudain redevenu doux et clair comme autrefois.

      Pour toute réponse, elle sourit, et elle sortit de la chambre.

      Les deux tantes, qui avaient toujours adoré Nekhludov, l’accueillirent cette fois avec plus d’empressement encore que de coutume. Dimitri allait à la guerre: il pouvait être blessé, tué! Cela bouleversait les deux vieilles demoiselles.

      Nekhludov n’avait eu d’abord l’intention que de rester durant une journée; mais, dès qu’il revit Katucha, il décida de passer encore près d’elle le jour de Pâques, et il télégraphia à son camarade Chembok, à qui il avait donné rendez-vous à Odessa, pour le prier de venir plutôt le rejoindre chez ses tantes.

      Dès le premier instant où il avait revu Katucha, Nekhludov avait senti se réveiller en lui ses impressions d’autrefois. Comme autrefois, il ne pouvait sans émotion voir le tablier blanc de la jeune fille; il ne pouvait entendre sans plaisir sa voix, son rire, le bruit de ses pas; il ne pouvait subir de sang-froid le regard de ses yeux noirs, surtout quand elle souriait; comme autrefois, il ne pouvait, sans être troublé, voir comment elle rougissait en sa présence. De nouveau, il se sentait amoureux, mais non plus de la même façon qu’autrefois, où son amour était pour lui un mystère, où il n’osait pas s’avouer à lui-même qu’il était amoureux, ou il était convaincu qu’on ne pouvait aimer qu’une fois; maintenant il savait qu’il était amoureux, et il s’en réjouissait, et il savait aussi, tout en essayant de n’y point penser, en quoi consistait cet amour et ce qui en pouvait résulter.

      En Nekhludov, comme en tout homme, il y avait deux hommes. Il y avait l’homme moral, disposé à ne chercher son bien que dans le bien des autres; et il y avait l’homme animal, ne cherchant que son bien individuel et prêt à sacrifier pour lui le bien du monde entier. Et dans l’état de folie égoïste où il se trouvait à ce moment de sa vie, l’homme animal avait pris le dessus en lui, au point d’étouffer complètement l’autre homme. Mais, quand il eut revu Katucha, et que ses anciens sentiments pour elle se furent de nouveau éveillés en lui, l’homme moral releva la tête et réclama ses droits. De sorte que, durant toute cette journée et la suivante, une lutte incessante se livra au-dedans de lui. Il savait, dans le secret de son âme, que son devoir était de partir; il savait qu’il faisait mal de prolonger son séjour chez ses tantes; il savait que rien de bon ne pourrait en résulter; mais il éprouvait tant de plaisir et de bonheur qu’il refusait d’entendre la voix de sa conscience, et qu’il restait.

      Le samedi soir, veille de Pâques, le prêtre, avec le diacre et le sacristain, vint bénir les pains, suivant l’usage; ils avaient eu grand’peine, racontaient-ils, à traverser en traîneau les mares produites par le dégel, le long des trois verstes qui séparaient l’église de la maison des vieilles demoiselles. Nekhludov assista à la cérémonie, avec ses tantes et tous les domestiques. Il ne cessait pas de considérer Katucha, qui se tenait près de la porte, le vase d’encens en main. Et, ayant échangé trois baisers, suivant la coutume, avec le prêtre, puis avec ses tantes, il était sur le point de rentrer dans sa chambre, lorsqu’il entendit dans le corridor la voix de Matréna Pavlovna, la vieille gouvernante, disant qu’elle se préparait à se rendre à l’église avec Katucha, pour assister à la messe de nuit et à la bénédiction des pains. — «J’irai, moi aussi!» se dit Nekhludov.

      Impossible de songer à faire le trajet en voiture, ni en traîneau. Nekhludov fit seller le vieux cheval qui, jadis, lui servait pour ses promenades; il revêtit son brillant uniforme, endossa son manteau d’officier; et, sur la vieille bête trop nourrie, alourdie, et qui ne cessait pas de hennir, dans la nuit, à travers la neige et la boue, il se rendit à l’église du village.

      IV

      Cette messe de nuit devait rester toujours, pour Nekhludov, un des plus doux et des plus forts souvenirs de sa vie.

      Quand, après une longue course dans les ténèbres qu’éclairait seulement, par places, la blancheur de la neige, il pénétra enfin dans la cour de l’église, le service était déjà commencé.

      Les paysans, reconnaissant dans le cavalier le neveu de Marie Ivanovna, le conduisirent dans un endroit sec ou il pût descendre, emmenèrent son cheval, et lui ouvrirent la porte de l’église. L’église était déjà pleine de monde.

      Sur la droite se tenaient les hommes. Les vieux, en vestes qu’eux-mêmes avaient cousues, les jambes entourées de bandes de toile blanche; les jeunes, en vestes de drap neuves, une écharpe claire autour des reins, de grandes bottes aux pieds. Sur la gauche se tenaient les femmes, la tête couverte de fichus de soie, vêtues de camisoles de velours, avec des manches rouge vif et des jupes bleues, vertes, rouges, les pieds chaussés de souliers ferrés. Les plus vieilles s’étaient placées dans le fond, modestement, avec leurs fichus blancs et leurs vestes grises. Et entre elles et les femmes plus jeunes s’étaient rangés les enfants, en grande toilette.

      Les hommes faisaient des signes de croix; les femmes, surtout les vieilles, les yeux obstinément fixés sur l’icône entourée de cierges, appuyaient tour à tour, d’une pression vigoureuse, leurs doigts repliés sur leur front, leurs deux épaules, et leur ventre, tandis que leurs lèvres ne cessaient de murmurer des prières. Les enfants, imitant les grandes


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