Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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depuis longtemps, qu’un faible clapotis qui semblait murmurer: «C’est la vérité! Crois-y!» Bolkonsky soupira, ses yeux se tournèrent, doux et tendres, vers la figure émue et exaltée de Pierre, intimidé comme toujours par la supériorité qu’il reconnaissait en son ami.

      «Oh! Si c’était ainsi! Dit ce dernier. Mais partons,» ajouta-t-il.

      En quittant le bac, il regarda encore une fois le ciel, que lui avait montré Pierre, et, pour la première fois depuis Austerlitz, il retrouva son ciel profond, idéal, celui qui planait au-dessus de sa tête sur le champ de bataille. Un sentiment depuis longtemps endormi, le meilleur de lui-même, se réveilla au fond de son âme: c’était le renouveau de la jeunesse et de l’aspiration au bonheur. Rentré dans les conditions de sa vie habituelle, ce sentiment s’effaça et s’affaiblit peu à peu, mais à partir de cet entretien, et sans qu’il y eût rien de changé à son existence, il sentit poindre au fond de son cœur le germe d’une vie morale toute différente.

      XIII

      Il faisait déjà sombre lorsqu’ils arrivèrent à l’entrée principale de la maison de Lissy-Gory, et le prince André attira en souriant l’attention de Pierre sur l’agitation qui se manifesta, à leur vue, du côté d’une petite entrée latérale. Une petite vieille courbée sous le poids d’un sac, et un homme de petite taille, à longs cheveux, et habillé de noir, s’enfuirent aussitôt; deux femmes coururent les rejoindre, et tous les quatre, se retournant effrayés pour examiner la voiture, disparurent par un escalier de service.

      «Ce sont les hommes de Dieu6, que Marie recueille, dit le prince André, ils m’ont pris pour mon père, car il les fait chasser, tandis qu’elle les reçoit. En cela seul elle ose lui désobéir.

      — Mais qu’est-ce que «les hommes de Dieu»? Demanda Pierre.

      Le prince André n’eut pas le temps de lui répondre. Les domestiques étant sortis à leur rencontre, il les questionna sur l’arrivée probable de son père, qu’on attendait de la ville voisine à tout instant.

      Laissant Pierre dans son appartement, qui était toujours préparé pour le recevoir, le prince André passa dans la chambre de l’enfant et revint ensuite pour mener Pierre chez sa sœur:

      «Je ne l’ai pas encore vue, elle se cache avec ses «hommes de Dieu», nous allons les surprendre, elle sera sans doute très confuse, mais tu les verras. C’est curieux, ma parole!

      — Qu’est-ce donc? Demanda Pierre.

      — Attends, tu vas les voir.»

      La princesse Marie se troubla et rougit jusqu’au blanc des yeux, quand elle les vit entrer dans sa petite chambre, où brillaient les images dorées éclairées par les lampes. Il y avait, à côté d’elle, sur le canapé, un jeune garçon en habit de frère convers, avec un nez aussi long que les cheveux, et près d’elle également, dans un fauteuil, une petite vieille toute ratatinée, toute ridée, dont la figure avait une expression d’extrême douceur et d’humilité.

      «André, pourquoi ne pas m’avoir prévenue? Dit la princesse Marie d’un ton de reproche, en se mettant devant ses pèlerins, comme une poule qui cache ses poussins.

      — Je suis charmée de vous voir,» ajouta-t-elle en se tournant vers Pierre, qui lui baisait la main. Elle l’avait connu enfant; son affection pour André, ses malheurs et surtout sa bonne et honnête figure la disposaient en sa faveur. Elle le regardait de ses yeux profonds et doux, et semblait lui dire: «Je vous aime bien et, je vous en supplie, ne vous moquez pas des «miens». Une fois les premiers compliments échangés, elle les engagea à s’asseoir.

      «Ah! Voilà Ivanouchka, dit le prince André, en indiquant d’un sourire le jeune néophyte.

      — André! Murmura la princesse d’un ton suppliant.

      — Il faut que vous sachiez que c’est une femme, dit le prince André.

      — André, au nom du ciel!» reprit sa sœur.

      On voyait que les vaines supplications de la princesse Marie et les plaisanteries du prince André au sujet des pèlerins étaient chose habituelle entre eux.

      «Mais, ma bonne amie, vous devriez au contraire m’être reconnaissante d’expliquer à Pierre votre intimité avec ce jeune homme.

      — Vraiment!» dit Pierre avec curiosité, mais cependant d’un ton grave, qui acheva de lui gagner le cœur de la princesse Marie.

      Leur bienfaitrice se préoccupait bien à tort pour «les siens», car ceux-ci n’éprouvaient aucune gêne. La petite vieille, après avoir renversé sa tasse sur sa soucoupe à côté du morceau de sucre tout grignoté, se tenait immobile et les yeux baissés sur son fauteuil, en jetant à droite et à gauche des regards sournois, et en attendant l’offre d’une nouvelle tasse. Ivanouchka buvait à petites gorgées le thé qui remplissait sa soucoupe, et regardait en dessous les deux jeunes gens, de ses yeux qui exprimaient la ruse féminine.

      «Où as-tu été? à Kiew? Demanda le prince André.

      — J’y ai été, mon père, répondit la petite vieille. C’est à Noël que je me suis rendue digne de recevoir, chez les saints, la sainte et céleste communion; maintenant je viens de Koliasine. Une grande grâce s’y est révélée!

      — Et Ivanouchka est avec toi?

      — Non, je suis seule, répondit Ivanouchka, en s’efforçant de prendre une voix de basse. Nous ne nous sommes rencontrées qu’à Youknow avec Pélaguéïouchka…»

      Celle-ci, ne se possédant pas du désir de raconter ce qu’elle avait vu, l’interrompit:

      «Oui, mon père, une grande grâce s’est révélée à Koliasine!

      — Quoi donc? De nouvelles reliques? Demanda le prince André.

      — Voyons, André!… Ne lui raconte rien, Pélaguéïouchka.

      — Mais pourquoi donc, ma bonne mère, ne pas le lui raconter? Je l’aime, il est bon, c’est un élu de Dieu, c’est mon bienfaiteur… Je n’ai pas oublié, vois-tu, qu’il m’a donné dix roubles. Comme j’étais à Kiew, Kirioucha me dit, Kirioucha, vous savez bien, l’innocent, un véritable homme de Dieu, qui marche nu-pieds été et hiver, Kirioucha me dit: «Pourquoi erres-tu en pays étranger? Va à Koliasine, une image miraculeuse de notre sainte mère la Vierge s’y est montrée.» Alors j’ai dit adieu aux saints, et j’y suis allée!… Et arrivée là, poursuivit la vieille d’un ton monotone, ceux que je rencontrais me disaient: «Nous possédons une grande grâce: l’huile sainte découle de la joue de notre sainte mère la Vierge…

      — C’est bon, c’est bon, dit la princesse Marie en rougissant, tu raconteras cela une autre fois.

      — Permettez-moi, dit Pierre, de lui adresser une question. Tu l’as vu de tes propres yeux?

      — Certainement, mon père, certainement, j’ai été trouvée digne de cette grâce: le visage était tout resplendissant d’une lumière céleste, et l’huile dégouttait, dégouttait, de la joue.

      — Mais c’est une supercherie! Objecta Pierre, qui l’avait écoutée avec attention.

      — Ah, notre père, que dis-tu là? S’écria avec terreur Pélaguéïouchka, en se tournant vers la princesse Marie, comme pour l’appeler à son secours.

      — C’est ainsi qu’on trompe le peuple, poursuivit-il.

      — Seigneur Jésus! S’écria la pèlerine en se signant. Oh! Ne répète pas cela, mon père. Je connais un «Général» qui ne croyait pas, et qui disait: «Ce sont les moines qui trompent!» Oui, il l’a dit, et il est devenu aveugle!… Et alors il a rêvé, et il a vu notre sainte Vierge de Petchersk, qui lui a dit: «Crois en moi et je te guérirai!» … Et alors il a prié, supplié: «Menez-moi, menez-moi à elle!»


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