Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi
C’est sans doute qu’on a promu au grade de général notre sainte mère la Vierge,» dit le prince André en souriant.
Pélaguéïouchka pâlit, en joignant les mains avec désespoir.
«Dieu, Dieu, quel péché, et tu as un fils! Dit-elle en devenant toute rouge, de pâle qu’elle était… Qu’as-tu dit? Que Dieu te pardonne!» et elle se signa. «Ah! Que Dieu lui pardonne,» ajouta-t-elle en s’adressant à la princesse Marie, et en rassemblant ses hardes pour s’en aller.
Elle était prête à pleurer, elle avait peur, elle avait honte de profiter des bienfaits d’une maison où on parlait ainsi, et peut-être en même temps regrettait-elle d’être obligée d’y renoncer.
«Quel plaisir avez-vous à les troubler dans leur foi? Dit la princesse Marie. Pourquoi êtes-vous venus?
— Mais, princesse, c’est une plaisanterie que j’ai faite à Pélaguéïouchka! Princesse, ma parole, je n’ai pas voulu l’offenser. Ce n’est pas sérieux, je t’assure!»
Pélaguéïouchka s’arrêta d’un air incrédule, mais la sincérité du repentir qui se lisait sur les traits de Pierre et le regard affectueux du prince André l’apaisèrent peu à peu.
XIV
Remise de son émotion et ramenée à son sujet favori, elle leur parla du père Amphiloche, de sa sainte existence, et comme quoi sa main sentait l’encens; comment aussi à Kiew, à son dernier pèlerinage, un moine de sa connaissance lui avait donné les clefs des catacombes, et comment elle y avait passé quarante-huit heures avec les saints, ayant un morceau de pain sec pour toute nourriture:
«Je priais devant l’un, puis je disais mes prières devant un autre. Je dormais un petit peu, je baisais un troisième; et quelle paix, ma mère, quelle paix céleste! Je n’avais plus envie de remonter sur la terre du bon Dieu.»
Pierre l’écoutait et l’observait attentivement; le prince André quitta la chambre, et sa sœur, abandonnant à elles-mêmes «les hommes de Dieu», emmena Pierre au salon.
«Vous êtes très bon, lui dit-elle.
— Je n’ai pas voulu l’offenser, croyez-moi; j’apprécie ses sentiments!»
La princesse Marie lui répondit par un sourire:
«Je vous connais depuis longtemps, je vous aime comme un frère. Comment avez-vous trouvé André? Il m’inquiète. Sa santé était meilleure l’hiver dernier, mais au printemps sa blessure s’est rouverte, et le médecin lui conseille de faire une cure à l’étranger. Son moral aussi me tourmente: il ne peut pas, à l’exemple de nous autres femmes, pleurer son chagrin, mais il le porte en dedans de lui-même; aujourd’hui il est gai, animé, grâce à votre arrivée… c’est si rare! Tâchez de lui persuader de voyager, il a besoin d’activité, et cette vie monotone le tue… on ne le remarque pas, mais je le vois!»
À dix heures du soir, les domestiques s’élancèrent sur le perron, au tintement des clochettes de l’attelage qui ramenait le vieux prince. Pierre et André allèrent à sa rencontre.
«Qui est-ce? Demanda le vieux en descendant de voiture. – Ah oui! Très content! Ajouta-t-il en reconnaissant le jeune homme, embrasse-moi… là!»
Il était de bonne humeur, et le combla de tant de prévenances, que le prince André les trouva, une heure plus tard, engagés dans une vive discussion. Pierre prouvait qu’un jour viendrait où il n’y aurait plus de guerre, tandis que le vieux prince, sans se fâcher, mais en le raillant, soutenait le contraire:
«Pratique une saignée, mets de l’eau à la place du sang, et alors il n’y aura plus de guerre! Chimères de femme, chimères de femme!» ajouta-t-il, en tapant affectueusement sur l’épaule de son adversaire, et en s’approchant de la table, où son fils, qui ne voulait pas prendre part à la conversation, examinait les papiers qu’il avait apportés.
«Le maréchal de la noblesse, lui dit-il, le comte Rostow, n’a guère fourni que la moitié de son contingent, et, arrivé une fois en ville, il s’est imaginé de m’inviter à dîner! Je lui en ai donné un… de dîner! Regarde ce papier!… Sais-tu qu’il me plaît, ton ami, il me réveille! Un autre vous raconte des choses intelligentes, et on n’a pas envie de les écouter, tandis que celui-ci me bombarde de balivernes, qui amusent ma vieille tête. Allez, allez souper, je vous rejoindrai peut-être pour me disputer encore… Tu me feras le plaisir d’aimer ma sotte princesse Marie, n’est-ce pas?»
Pendant ce séjour à Lissy-Gory, Pierre apprécia tout le charme de l’affection qui l’unissait au prince André. Le vieux prince et la princesse Marie, qui le connaissaient à peine quand il y était arrivé, le traitaient déjà en ancien ami. Il se sentait aimé, non seulement de cette dernière, dont il avait gagné le cœur par sa douceur envers ses protégés, mais même du petit bonhomme d’un an, le prince Nicolas, comme l’appelait son grand-père; l’enfant lui souriait et se laissait porter par lui. MlleBourrienne et l’architecte suivaient d’un air radieux ses conversations avec le vieux prince. Celui-ci avait assisté au souper, c’était une faveur marquée pour Pierre, et son amabilité ne se démentit pas un instant, pendant les deux jours que son hôte passa à Lissy-Gory.
Lorsque la famille se réunit après son départ, et que, par une conséquence naturelle de sa visite, on se mit à analyser son caractère, tous, chose bien rare, s’unirent pour en faire l’éloge et pour exprimer la sympathie qu’il leur avait inspirée.
XV
Rostow, de retour après son congé, sentit, pour la première fois, la force des liens qui l’attachaient à Denissow et à son régiment.
À la vue du premier hussard à l’uniforme déboutonné, à la vue de Dementiew le roux, à la vue des piquets de chevaux alezans, et enfin à la vue de Lavrouchka criant joyeusement à son maître: «Le comte est arrivé!» à l’embrassade de Denissow, ébouriffé, endormi, sortant en hâte de sa hutte, et à l’accolade de ses camarades, Rostow éprouva la même sensation qu’à son arrivée à la maison paternelle, lorsque son père, sa mère, ses sœurs l’avaient étouffé de baisers; et des larmes de joie, lui montant au gosier, l’empêchèrent de parler.
Après s’être présenté au chef du régiment, en avoir reçu les mêmes fonctions dans le même escadron, après s’être enquis des moindres détails, il trouva dans cet adieu à sa liberté et dans le devoir qu’il remplissait en reprenant sa place dans ce cadre étroit, le même sentiment de quiétude et d’appui moral qu’il aurait eu dans sa propre famille; car le régiment, au bout du compte, n’était-il pas devenu pour lui un home aussi cher que la maison paternelle? Il n’y avait pas là ce tohu-bohu du monde, qui l’entraînait parfois à des erreurs regrettables; il n’y avait pas Sonia, avec laquelle il ne savait jamais s’il fallait ou non s’expliquer; il n’y avait plus la possibilité de courir dans dix endroits à la fois, ni ces vingt-quatre heures qu’on pouvait tuer de façons diverses, ni cette foule composée en majeure partie d’indifférents, ni ces demandes d’argent, pénibles et embarrassantes, ni la terrible perte au jeu avec Dologhow: ici, tout était clair et précis. Le monde entier était partagé, pour lui, en deux parties inégales: l’une était notre régiment de Pavlograd, l’autre tout le reste, dont il n’avait qu’un médiocre souci. Tout y était connu: on savait qui était le lieutenant, qui était le capitaine, qui était un vaurien, qui était un bon garçon, et ce qui primait tout, c’était «le camarade»! Le cantinier faisait crédit, on touchait sa paye tous les trois mois. Par suite, rien à choisir, rien à combiner; tout se bornait à se bien conduire, et à accomplir exactement et scrupuleusement l’ordre reçu.
Replacé sous le joug et les habitudes de la vie militaire, il était aussi heureux que l’est un homme fatigué, de pouvoir se coucher et se reposer. Cette existence lui fut d’autant