Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

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      Il ne témoignait aucun intérêt à rien: on aurait dit qu’il s’efforçait d’oublier le passé, et qu’il n’avait qu’une seule et constante préoccupation, son affaire avec l’intendance. Quand Rostow lui demanda où elle en était, il tira de dessous son oreiller plusieurs papiers, entre autres celui qu’il avait reçu en dernier lieu de la commission et le brouillon de sa réponse, qui évidemment lui plaisait, car il faisait remarquer à Rostow les réflexions piquantes dont il l’avait émaillée. Ses camarades, qui avaient entouré avec empressement le nouveau venu, porteur de nouvelles du monde extérieur, s’éloignèrent peu à peu, aussitôt que Denissow commença à lire. Leur figure disait assez qu’ils avaient par-dessus la tête de toute cette histoire. Seul son voisin de lit, un gros uhlan qui fumait sa pipe d’un air sombre, et le petit Touschine, branlant la tête d’un air désapprobateur, continuèrent à l’écouter:

      «À mon avis, dit le uhlan en l’interrompant au beau milieu de sa lecture, il n’y a qu’une chose à faire, s’adresser à la clémence de l’Empereur. Il y aura, dit-on, une pluie de récompenses, et il graciera, c’est sûr…

      — Moi, demander une grâce à l’Empereur! S’écria Denissow d’une voix irritée, bien qu’il tâchât seulement de lui rendre son énergie d’autrefois. Pourquoi? Si j’avais été un brigand, j’aurais pu demander ma grâce, et c’est parce que j’attaque des misérables?… Qu’on me juge, je n’ai pas peur: j’ai servi honorablement l’Empereur, la patrie, je n’ai pas volé! Et l’on me dégraderait pour… Allons donc!… Écoute ce que je leur dis plus loin: «Si j’avais volé le gouvernement…»

      — C’est bien écrit, assurément cela saute aux yeux, dit Touschine, mais là n’est pas la question, Vassili Dmitritch, il faut se soumettre… et il ne le veut pas, ajouta-t-il en s’adressant à Rostow; l’auditeur lui a bien dit que son affaire était mauvaise.

      — Eh bien, tant pis, repartit Denissow.

      — L’auditeur vous a pourtant préparé une supplique, dit Touschine; vous devriez la signer et la remettre à Rostow: il a sûrement des accointances avec l’état-major, et vous ne trouverez pas de meilleure occasion.

      — J’ai déclaré que je ne ferais point de bassesse,» répondit Denissow, et il reprit sa lecture.

      Rostow partageait l’opinion de Touschine et des autres officiers; c’était, il le sentait d’instinct, la seule et véritable voie à suivre; il aurait été heureux de rendre ce service à son camarade, mais, connaissant sa volonté inébranlable et le juste motif de son emportement, il n’osait l’y engager.

      Lorsque cette lecture irritante, qui avait duré plus d’une heure, fut terminée, les groupes se reformèrent autour d’eux, et Rostow, profondément attristé, passa le reste de la journée à causer de choses et d’autres, et à écouter les récits de ces pauvres blessés, tandis que Denissow, sombre et morne, gardait constamment le silence.

      S’étant enfin décidé à partir, fort avant dans la soirée, Rostow lui demanda s’il n’avait pas de commissions?

      «Si! Un moment,» répondit-il, et, tirant de dessous son oreiller les mêmes papiers, il s’approcha de la fenêtre, sur l’appui de laquelle il y avait un encrier, et il y trempa une plume:

      «Il n’y a pas à dire, un fouet ne peut briser une hache,» dit-il en remettant à Rostow une grande enveloppe.

      C’était sa supplique à l’Empereur, dans laquelle, sans parler de ses griefs contre l’intendance, il demandait sa grâce pure et simple:

      «Tu la remettras à qui de droit; on voit bien…» Il n’acheva pas, un sourire douloureux et forcé contracta ses lèvres.

      XIX

      Revenu au régiment, Rostow, ayant mis le colonel au courant de la situation de Denissow, partit aussitôt pour Tilsitt, avec la supplique de Denissow dans sa poche.

      Le 13/25 juin, eut lieu l’entrevue des deux Empereurs, Alexandre et Napoléon. Boris Droubetzkoï obtint d’un haut personnage de faire partie ce jour-là de sa suite.

      «Je voudrais voir le grand homme,» avait-il dit en parlant de Napoléon, qu’il avait jusque-là, comme tous les autres, appelé Bonaparte.

      «Vous voulez dire Bonaparte?» répondit le général en souriant.

      Boris comprit aussitôt que c’était une manière aimable de le mettre à l’épreuve.

      «Mon prince, je parle de l’Empereur Napoléon…»

      Et le général lui tapa amicalement sur l’épaule.

      «Tu iras loin,» lui dit-il, et il le prit avec lui.

      Ce fut ainsi que Boris fit partie des élus qui assistèrent à l’entrevue sur les bords du Niémen. Il vit les tentes et les radeaux ornés des chiffres des deux souverains. Napoléon, sur la rive opposée, passant devant le front de sa garde, l’Empereur Alexandre, pensif, attendant dans un cabaret l’arrivée de son futur allié. Il vit les deux souverains monter en bateau et Napoléon, abordant le premier le radeau, s’avancer rapidement vers Alexandre, lui tendre la main, et disparaître avec lui sous la tente. Depuis son entrée dans les hautes sphères, Boris avait pris l’habitude d’observer attentivement tout ce qu’il voyait autour de lui et d’en tenir note; il s’informa donc du nom des personnages de la suite de Napoléon, s’inquiéta de leurs uniformes, écouta les propos des dignitaires importants, regarda à sa montre pour savoir au juste l’heure à laquelle les Empereurs s’étaient retirés sous la tente, et ne manqua pas d’en faire autant à leur sortie. L’entretien dura une heure cinquante-trois minutes, et il le nota aussitôt parmi les autres faits historiques qui avaient leur importance. La suite de l’Empereur Alexandre n’étant pas très nombreuse, il devenait dès lors très important de se trouver à Tilsitt à cette occasion, et Boris ne tarda pas à s’en apercevoir. Sa position se raffermit, on s’habitua à lui, il fit dorénavant partie de ce milieu choisi, et il fut chargé deux fois d’une mission pour l’Empereur. Ce dernier le connaissait, et l’entourage, ne le considérant plus comme un nouveau venu, aurait été même étonné de ne plus le voir.

      Il logeait avec un autre aide de camp, le comte Gelinski, un Polonais élevé à Paris, très riche, partisan enthousiaste des Français, et dont la tente devint pendant ces quelques jours à Tilsitt le point de réunion, pour les dîners et les déjeuners, des officiers français de la garde et de l’état-major.

      Le 24 juin, le comte Gelinski organisa un souper: un aide de camp de Napoléon y occupait la place d’honneur, et parmi les autres invités on voyait quelques officiers français de la garde, et un tout jeune homme, d’une grande et ancienne famille, qui était page de Napoléon. Ce même jour, Rostow, profitant de l’obscurité pour ne pas être reconnu en habit civil, se rendit tout droit chez Boris.

      L’armée, qu’il venait de quitter, n’était point encore au diapason des nouveaux rapports établis au quartier général avec Napoléon et les Français, nos anciens ennemis devenus nos amis; rapports qui étaient la conséquence naturelle du changement survenu dans la politique des deux pays. Bonaparte y inspirait encore à tous le même sentiment de haine, de mépris et de terreur. Rostow, discutant peu de jours auparavant avec un officier du détachement de Platow, s’était acharné à lui prouver qu’on traiterait Napoléon en criminel, et non en souverain, si on avait la bonne fortune de le faire prisonnier. Une autre fois, causant avec un colonel français blessé, il s’était échauffé au point de lui dire qu’il ne pouvait être question de paix entre un Empereur légitime et un brigand! Aussi éprouva-t-il un singulier étonnement à la vue des officiers français et de ces uniformes qu’il avait l’habitude de ne rencontrer qu’aux avant-postes. À peine les aperçut-il, que le sentiment naturel à un militaire, l’animosité qu’il ressentait toujours à leur vue, se réveilla en lui. Il s’arrêta sur le seuil du logement de Droubetzkoï, et demanda en russe


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