Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï. León Tolstoi

Toutes les Oeuvres Majeures de Léon Tolstoï - León Tolstoi


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viens pour affaire, autrement…

      — Mais pas du tout: je suis seulement étonné de te voir ici!… Je suis à vous dans un moment, répondit-il à quelqu’un qui l’appelait de l’autre chambre.

      — Ah! Je le vois bien… je viens mal à propos, répéta Nicolas; mais Boris avait déjà arrêté sa ligne de conduite, et il l’entraîna avec lui. Son regard calme et tranquille semblait s’être voilé et se dérober derrière «les lunettes bleues» du savoir-vivre.

      — Tu as tort de le croire. Viens!» Le couvert était mis, il le présenta à ses invités, et leur expliqua qu’il n’était pas un civil, mais un militaire et son ancien ami. Rostow regardait les Français d’un air maussade et les salua avec raideur.

      Gelinski, nullement satisfait de l’apparition de ce Russe, ne lui fit aucun accueil. De son côté, Boris faisait mine de ne point s’apercevoir de la gêne qu’il avait ainsi introduite dans leur cercle, et s’efforçait de ranimer la conversation. Un des hôtes s’adressant, avec une politesse toute française, à Rostow qui gardait un silence opiniâtre, demanda s’il n’était pas venu avec l’intention de voir l’Empereur Napoléon.

      «Non, je suis venu pour affaire,» répondit brièvement Rostow.

      Sa mauvaise humeur, accrue par le déplaisir évident qu’il causait à son ami, lui fit supposer que tous le regardaient également de travers: Ce n’était du reste que trop vrai: sa présence les gênait, et à cause de lui, la conversation languissait.

      «Que font-ils ici?» se demanda-t-il à lui-même.

      «Je sens que je suis de trop, dit-il à Boris, laisse-moi te conter mon affaire, et je m’en vais.

      — Mais non, reste! Si tu es fatigué, va te reposer un peu dans ma chambre.»

      Ils entrèrent dans la petite pièce où couchait Boris. Nicolas, sans prendre même la peine de s’asseoir, lui déroula, d’un ton irrité, toute l’affaire de Denissow, et lui demanda carrément s’il pouvait et voulait remettre sa supplique au général, pour être transmise à l’Empereur. Pour la première fois, le regard de Boris lui produisit un effet désagréable: Boris, en effet, les jambes croisées, regardait de côté et d’autre, et ne prêtait qu’une vague attention à son ami; il l’écoutait comme un général écoute le rapport de son subordonné:

      «Oui, j’ai entendu conter beaucoup de choses de ce genre, l’Empereur est très sévère à ce sujet. Il vaudrait mieux, à mon avis, ne pas la faire parvenir jusqu’à Sa Majesté, et l’adresser tout simplement au chef du corps d’armée; ensuite, je crois que…

      — C’est-à-dire que tu ne veux rien faire, dis-le-moi tout net! S’écria Rostow avec irritation.

      — Au contraire, je ferai ce que je pourrai.»

      Gelinski appela Boris à travers la porte.

      «Vas-y, vas-y…» dit Nicolas, et, refusant de prendre part au souper, il resta dans la petite chambre, qu’il se mit à arpenter dans tous les sens, au bruit animé des voix françaises.

      XX

      Le jour était mal choisi pour faire des démarches de ce genre. Il était impossible de se présenter chez le général de service, en frac et sans congé, et quand même Boris l’aurait voulu, celui-ci n’aurait pu rien faire le lendemain 27 juin (9 juillet), jour où furent signés les préliminaires de la paix. Les Empereurs échangèrent les grands-cordons de leurs ordres: Alexandre reçut la Légion d’honneur, et Napoléon, le Saint-André. Un grand banquet, auquel les Empereurs devaient assister, fut offert par le bataillon de la garde française au bataillon de Préobrajensky.

      Plus Rostow pensait à la façon d’agir de Boris, plus il en était affecté. Il feignit de dormir quand Boris rentra, et le lendemain matin il s’éclipsa de bonne heure, pour aller courir les rues en habit civil et en chapeau rond, et examiner les Français, leurs uniformes et les maisons occupées par les deux souverains. Sur la place, on commençait à disposer les tables destinées au repas, et à pavoiser les façades des maisons de drapeaux russes et français, ornés des chiffres A et N.

      «Il est évident que Boris ne veut rien faire, se disait Nicolas, et tout est fini entre nous!… mais je ne m’en irai pas sans avoir tenté l’impossible pour Denissow. Il faut que sa lettre parvienne à l’Empereur… et l’Empereur est là!» ajoutait-il mentalement en se rapprochant sans le vouloir de la demeure impériale.

      Deux chevaux tout sellés attendaient devant la porte: la suite se rassemblait pour escorter Alexandre.

      «Je le verrai, mais comment lui remettrai-je moi-même la supplique? Comment lui dirai-je tout?… M’arrêterait-on par hasard à cause de mon habit civil?… Non! Non! Il comprendra que c’est une injustice, car il comprend tout, lui… Et si l’on m’arrête?… Après tout, le grand mal… Ah! On se rassemble… Eh bien, j’irai et je la remettrai: tant pis pour Droubetzkoï, qui m’y oblige!…»

      Et avec une décision dont il ne se serait pas cru capable, il se dirigea vers l’entrée.

      «Cette fois-ci, je ne laisserai pas échapper l’occasion comme à Austerlitz. Je tomberai à ses pieds, je le prierai, je le supplierai!» Son cœur battait avec violence à la pensée de le revoir: «Il m’écoutera, me relèvera, me remerciera! Il me dira: «Je suis heureux de pouvoir faire le bien et réparer les injustices!»…

      Et il passa, sans faire la moindre attention aux regards curieusement dirigés sur lui.

      Un large escalier montait du perron au premier étage; à droite était une porte fermée, et sous la voûte de l’escalier une autre porte, qui conduisait au rez-de-chaussée.

      «Qui demandez-vous? Lui dit-on.

      — C’est une supplique à remettre à Sa Majesté, répondit Nicolas d’une voix tremblante.

      — Veuillez alors passer de son côté.»

      À cette invitation faite avec indifférence, Rostow s’effraya de son entreprise; la pensée de se trouver inopinément face à face avec l’Empereur était si séduisante et si terrible à la fois, qu’il était presque sur le point de s’enfuir, mais le fourrier de la chambre lui ouvrit la porte et le fit entrer chez l’officier de service.

      Un homme de taille moyenne, de trente ans environ, en pantalon blanc, en bottes fortes, qui venait de passer une fine chemise de batiste, se faisait boutonner ses bretelles par son valet de chambre.

      «Bien faite et la beauté du diable!» disait-il à quelqu’un dans la pièce voisine. À la vue du jeune homme, il fronça le sourcil et se tut.

      «Que désirez-vous? Une supplique?…

      — Qu’est-ce que c’est? Demanda une voix dans l’autre chambre.

      — Encore un pétitionnaire! Répondit celui qui s’habillait.

      — Dites-lui d’attendre, remettez-le à plus tard. Il va sortir, il faut l’accompagner.

      — Demain, demain, il est trop tard à présent…»

      Rostow fit quelques pas vers la porte:

      «De qui est la supplique, et qui êtes-vous?

      — Du major Denissow.

      — Mais vous, qui êtes-vous? Un officier?

      — Le comte Rostow, lieutenant.

      — Quelle hardiesse! La supplique aurait dû être remise par votre chef. Partez vite, partez vite!…»

      Et il reprit sa toilette interrompue.

      Rostow sortit; le perron était envahi par une foule de généraux en grande tenue, devant lesquels il se trouvait forcé de passer.

      Et, mourant de peur, rien qu’en songeant


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