En dialogue avec le monde. Andrea Franc
qui existent depuis la fin du Moyen-Âge, viennent s’ajouter d’autres universités cantonales, dont celle de Zurich en 1833 et de Berne en 1834.
L’époque politique de 1830, dite Régénération, pose également les fondements du haut niveau de l’enseignement général en Suisse. Dans leurs nouvelles constitutions des années 1830, les cantons fédéraux prévoient ainsi la gratuité de l’enseignement primaire pour tous les enfants et encouragent l’ouverture d’écoles normales et secondaires supérieures. L’écrivain bernois Jeremias Gotthelf décrit une telle école de village dans son roman « Leiden und Freuden eines Schulmeisters » (Heurs et malheurs d’un maître d’école) de 1838 ; Albert Anker la peint en 1848. Ces classiques suisses révèlent l’importance du « capital humain » comme facteur du développement économique en Suisse. Dans de nombreuses régions du pays, le progrès économique et la prospérité n’apparaissent en effet que plusieurs décennies après l’introduction des écoles de village et la formation des enseignants. Le capital humain comme l’instruction se construisent et s’ancrent sur plusieurs générations ; il s’agit ensuite de les entretenir et de les perfectionner.
Alors qu’un « âge d’or » débute à Zurich vers 1830 et que le modernisme fait son entrée, d’autres régions comme le Valais, le Tessin et certaines parties de Suisse centrale demeurent ancrées dans les structures sociales et agricoles de l’Ancien Régime. Il est vrai que les petits cantons peu industrialisés ne disposent pas de chambres de commerce, tandis que les collèges du commerce de Zurich, Saint-Gall ou Bâle effectuent un travail important. Le conflit entre le modernisme libéral et le conservatisme catholique, nommé Kulturkampf (combat pour la civilisation), couve déjà en 1830. Sous la forme de la question des Jésuites dans les années 1840 et de la guerre du Sonderbund de 1847 entre les forces catholiques-conservatrices et libérales, la Suisse est la première touchée par cette crise qui frappe le reste de l’Europe vers 1870. En 1833, une majorité des cantons catholiques-conservateurs de la Confédération refuse un premier projet de révision du Pacte fédéral. Il faut une – brève – guerre civile en 1847, la Constitution fédérale de 1848 et ses révisions en 1874 et 1891 pour garantir les droits fédéraux des différents cantons et établir un équilibre qui se veut gage de paix. Cela met fin au « Kulturkampf » en Suisse. La majorité des cantons (Ständemehr), inscrite plusieurs fois dans la Constitution fédérale, reste jusqu’à ce jour décisive dans les initiatives populaires. Il s’agit en quelque sorte d’un reliquat de l’époque où des cantons libéraux et conservateurs forment des alliances spéciales (Sonderbünde) au sein de la confédération d’États, menacée de division. On en trouve confirmation chez l’économiste politique Silvio Borner :
L’examen rétrospectif de notre passé fort bien réussi révèle de nombreuses situations où il s’est avéré bénéfique d’avoir renoncé instinctivement à des ajustements politico-économiques au contexte international changeant, ou de les avoir évités systématiquement.1
L’une des premières sessions de la Diète fédérale, 1847.
« L’école du village » d’Albert Anker, 1896. Dans les années 1830, de nombreux cantons inscrivent le principe de la scolarité obligatoire pour tous dans leur constitution.
Lorsque l’Union suisse du commerce et de l’industrie est fondée en 1870, le Palais fédéral consiste uniquement en l’actuelle aile ouest.
L’industrialisation crée une nouvelle classe sociale d’employeurs et d’employés avec de nouveaux besoins et souhaits concernant le cadre étatique. Mais le fédéralisme helvétique – dont les monnaies cantonales toujours en circulation dans les années 1830 ne sont qu’un exemple – y assigne des limites et ralentit le rythme de la croissance économique. Le triomphe du libéralisme dans la période de 1830 à 1874 environ n’aurait pas été possible sans la prise en compte des cantons conservateurs à vocation agricole, ni sans leur garantir des droits. Le fait d’associer la population rurale, conservatrice, au processus de décision étatique et donc aussi économique a sans doute évité que certains dossiers – notamment la politique européenne – n’entraînent une scission de la société, voire des tendances sécessionnistes comme celles à l’ordre du jour dans d’autres pays d’Europe.
Au fur et à mesure de l’évolution de la confédération d’États – après le Congrès de Vienne en 1815 – vers l’État fédéral fondé en 1848, puis redéfini en 1874 et en 1891, les principaux directoires commerciaux cantonaux de Zurich, Saint-Gall, Bâle ou Genève, Lausanne et Neuchâtel évoluent d’institutions quasi-gouvernementales en associations de droit privé. Le déclin des corporations et l’essor de la liberté du commerce et de l’industrie, appelée aussi liberté économique, déclenchent un boom des associations bénévoles pour artisans, commerçants, ouvriers ou industriels. À mesure que l’État prend forme et élargit ses compétences et ses tâches, l’économie devient de plus en plus un secteur privé. Douze cantons ont déjà introduit la liberté économique lors des révisions constitutionnelles des années 1830. En 1848, le régime douanier est dévolu à la Confédération. La révision de 1874, enfin, inscrit dans la Constitution fédérale la liberté économique sur tout le territoire suisse – et donc l’économie de marché. La Suisse demeure ainsi seule sur le continent européen à défendre le libre-échange. Elle donne par ailleurs longtemps l’exemple comme modèle de l’État constitutionnel moderne tel qu’on le connaît aujourd’hui et qu’il est adopté par de nombreux pays en développement dans la phase de décolonisation de l’après-guerre.
L’unification du marché intérieur et de la monnaie en 1848 s’accompagne d’une vague de fondations de banques commerciales modernes dans la seconde moitié du XIXe siècle, dont la Schweizerische Kreditanstalt à Zurich en 1856. L’industrialisation marque parallèlement l’émergence d’une nouvelle couche, moderne, de la classe ouvrière. Ce groupe social évolue lui aussi au sein d’un réseau international d’idées et d’écrits. En 1832, lors de l’incendie d’Uster, des tisserands à domicile se révoltent contre l’introduction de machines à tisser. Les années suivantes, des grèves sont organisées en divers endroits. Le canton de Glaris, haut-lieu de l’industrie textile, édicte dès 1862 une loi sur les fabriques qui impose la journée de douze heures. Au niveau de la politique économique, le protectionnisme en Europe reste une constante. Même après le Blocus continental et le Congrès de Vienne en 1815, l’accès aux débouchés européens demeure difficile pour la Suisse, en dépit de la paix politique. Après la Révolution de juillet 1830, la situation avec la France s’améliore légèrement, amenant au moins la suppression des droits de passage. En 1834, l’Union douanière allemande (Zollverein), fondée sous la direction de la Prusse, élève l’Allemagne au rang de troisième zone économique d’Europe derrière la Grande-Bretagne et la France.
Le rapport Bowring de 1836
La littérature spécialisée internationale associe le terme de « libre-échange » à la Grande-Bretagne du début du XIXe siècle. Dans un écrit de 1819, l’homme d’affaires David Ricardo développe la théorie des avantages comparatifs, en vertu de laquelle, le libre-échange contribue à la prospérité de tous les pays, y compris à celle des pays les plus pauvres. Au même moment, la Grande-Bretagne débat sur les « corn laws » devant régir le commerce des céréales. Des formations politiques prônent alors la suppression des droits de douane à l’importation de céréales. C’est dans ce contexte que John Bowring, membre de la Chambre des communes, se rend en Suisse au nom du gouvernement britannique. Il est chargé de rédiger un rapport sur les cantons fédéraux et de montrer comment la Suisse pratique le libre-échange et en tire profit.