Histoire des salons de Paris. Tome 5. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 5 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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malade d'ailleurs à cette époque et déjà fort souffrante, et son refus fut positif.

      L'étiquette observée à ces dîners des quintidis n'était celle d'aucun temps ni d'aucune cour. En effet comment expliquer ce que le chef d'un gouvernement pouvait vouloir faire de cette foule immense rassemblée dans une même enceinte comme pour passer une revue! Bonaparte, déjà souverain par sa volonté, ne l'était pas encore cependant de fait; mais il voulait choisir ses courtisans tout en essayant la royauté.

      Comment ces pensées ne lui seraient-elles pas venues en effet?.. Je me rappelle l'enthousiasme qui animait Paris tout entier le jour où il alla du Luxembourg aux Tuileries… Cette circonstance était d'une immense importance pour Bonaparte… Les Tuileries!.. cette résidence royale! l'habitation de Louis XVI… de ce roi malheureux, mais si bon, si excellent!.. dont lui-même avait pleuré la mort… Oui, cet événement était pour Napoléon d'une grande portée… Aussi lorsque le 30 pluviôse il se réveilla, sa première parole fut: Nous allons donc aujourd'hui coucher aux Tuileries!.. Et il répétait ce mot avec une sorte de joie en embrassant Joséphine.

      – Ce jour du 50 pluviôse4 est un jour remarquable dans l'histoire de Napoléon. Il a fixé dans son âme la pensée de la royauté, qui peut-être jusque là n'y avait fait qu'apparaître…

      L'étiquette observée pour le cortége fut à peu près comme plus tard celle des dîners des quintidis. On voulait une sorte de représentation, et comme jusque-là le Directoire n'en permettait aucune aux corps de l'état, aucun d'eux n'avait ce qui lui était nécessaire. On vit donc le Conseil d'État aller dans des fiacres dont les numéros étaient cachés par du papier de la couleur de la caisse… Les ministres seuls avaient des voitures et des manières de livrées… La véritable splendeur du cortége, c'était les troupes. On y admirait surtout la beauté du régiment des guides ou chasseurs de la garde, commandés par Bessières et Eugène, ce régiment dont le premier Consul affectionnait tant l'uniforme…

      La voiture du premier Consul était simple, mais attelée de six chevaux blancs magnifiques. Ces chevaux rappelaient un beau souvenir!.. Ils avaient été donnés par l'Empereur d'Autriche au général Bonaparte après le traité de Campo-Formio… Lorsque cette circonstance fut connue du peuple, ce ne furent plus des acclamations… ce furent des cris de délire et d'enthousiasme qui retentissaient à l'autre extrémité de Paris… Cette pensée était belle en effet lorsqu'on s'arrêtait sur elle… lorsqu'on voyait ce jeune homme dont le courage et l'esprit habile avaient donné la paix avec la gloire à la France, lorsqu'il n'avait encore que vingt-huit ans!.. Et lui, comme il était heureux ce même jour en écoutant ces cris de joie et d'amour!.. Il remerciait la foule enivrée avec un sourire, un regard si doux, tout en s'appuyant sur un magnifique sabre également don de l'Empereur d'Allemagne!.. mais en serrant la riche poignée de cette arme, Bonaparte semblait dire à ce peuple: Ne craignez point avec moi pour votre gloire, Français… Cette arme me fut donnée pour avoir fait la paix… mais je saurai la tirer du fourreau pour votre défense, si jamais on vous insulte…

      Le premier Consul était dans le fond de la voiture à droite; sur le devant était le troisième Consul, Lebrun. Cambacérès, comme second Consul, était à côté du général Bonaparte; quant à madame Bonaparte, elle était venue aux Tuileries avant le cortége. Il n'y avait encore pour elle aucune ombre de royauté. Elle s'y était donc rendue avec mademoiselle de Beauharnais, madame de Lavalette, madame Murat, qui était déjà mariée, mais seulement depuis quelques jours, et quelques autres femmes fort élégamment parées. Elle alla se mettre aux fenêtres de l'appartement du Consul Lebrun, dans le pavillon de Flore5.

      Une particularité assez remarquable fut ce qui arriva ce même jour, au moment de l'entrée des consuls dans la cour des Tuileries. Cette cour n'était pas ce qu'elle est aujourd'hui; elle était entourée de planches et fort mal disposée; deux corps-de-garde, qui avaient été faits probablement à l'époque de la Révolution, existaient encore. Ceci est simple; mais ce qui ne l'était pas, c'est une inscription qu'on voyait sur celui de droite, ainsi conçue: Le 10 août 1792, la royauté en France est abolie, et ne se relèvera jamais!..

      Et elle entrait triomphante dans le palais des rois!.. En voyant cette inscription plusieurs soldats qui formaient la haie ne purent retenir des exclamations vives, et plusieurs imprécations accablèrent encore la royauté vaincue au 10 août… En les entendant, le premier Consul sourit d'une si singulière manière, que ce sourire demeura bien longtemps dans la mémoire de celui qui en fut témoin et qui me l'a redit.

      L'ironie qui anima la physionomie du premier Consul ne pouvait être traduite par celui qui avait vu le sourire. Je crois en avoir trouvé la raison dans la colère des soldats qui invectivaient la royauté, tout en remplissant une fonction qui ne s'accorde qu'à cette même royauté et qui est même une de ses prérogatives comme pour Dieu!.. c'est de former la haie!.. Quoi qu'il en soit, les troupes se mirent en bataille lorsqu'elles furent arrivées dans la cour; et dès que la voiture fut arrêtée, le premier Consul en descendit rapidement, et sauta plutôt qu'il ne monta à cheval; car alors, il était jeune et leste, et aussi prompt à exécuter qu'à concevoir. Après lui descendit Cambacérès, dont la grave personne ne se mettait en mouvement qu'avec une lenteur qui contrastait d'une manière comique avec tous les mouvements de celui qui marchait avant lui. Venait ensuite Lebrun, dont l'énorme rotondité lui donnait déjà l'aspect d'un vieillard. Les deux consuls laissèrent leur collègue passer les troupes en revue. C'était pour eux chose étrangère à leurs habitudes, et ils montèrent dans les appartements de réception: les ministres, le corps diplomatique, le Conseil d'État les y attendaient.

      Les années peuvent s'écouler, mais jamais elles n'affaibliront la force, le souvenir de pareils temps!.. Le Carrousel entier était couvert d'un peuple immense, dont les cris répétés allaient frapper le ciel: Vive le premier Consul!.. vive le général Bonaparte!.. Et ces masses pressées étaient formées d'ouvriers, de peuple méritant vraiment ce beau nom, et le méritant alors par tout ce qu'il demande de grand et de beau dans ses sentiments. Aux fenêtres des maisons du Carrousel, à celles du Louvre, on voyait une foule de femmes élégamment parées et portant le costume grec, qui alors était encore à la mode. Ces femmes faisaient voler en l'air des écharpes de soie, des mouchoirs… leur enthousiasme était un délire… Oh! quelle journée pour Bonaparte!..

      Mais une circonstance dont le souvenir, non seulement ne s'effacera jamais de mon âme, et dont la puissance, je crois, sera toujours aussi vive dans le cœur de tout Français ayant assisté à cette journée, ce fut ce qui arriva au moment où le premier Consul vit passer devant lui les drapeaux de plusieurs demi-brigades. Lorsque le porte-drapeau de la 43e inclina celui qu'il portait devant son général, on ne vit qu'un simple bâton surmonté de quelques lambeaux criblés, mutilés par les balles, et noircis par la fumée de la poudre… En l'apercevant au moment du salut, Napoléon parut frappé de respect… Son noble visage prit une expression toute sublime; il ôta son chapeau et s'inclina profondément avec une émotion visible devant ces enseignes de la république, mutilées dans les batailles. Celles de la 30e et de la 96e étaient dans le même état. En voyant la troisième s'incliner devant lui, le premier Consul parut encore plus ému que pour la 43e. On voyait que plus les preuves de notre gloire se multipliaient à ses yeux, plus il était heureux et fier de commander une armée dont les hauts faits parlaient un tel langage. Son émotion avait sa source dans de hautes et nobles pensées, sans doute; car, en ce moment, un rayon lumineux semblait entourer son visage. Le peuple le vit et le comprit! Alors ce ne furent plus de ces cris simplement animés de: Vive le premier Consul!.. Ce fut une explosion d'amour et de délire… Des masses entières s'ébranlaient pour aller à lui; on voulait le voir de plus près, le contempler, le toucher… Les femmes, les hommes, les enfants, les vieillards, tous, tous voulaient aller à lui; tous articulaient des paroles d'affection, tous poussaient des cris frénétiques d'amour et de joie… Oh! qui donc pourrait dire qu'alors il n'était pas l'idole de la France!

      Madame Lætitia m'avait demandée à ma mère pour cette journée, et j'étais avec elle et madame Leclerc à une fenêtre de l'hôtel de Brionne6 chez M.


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<p>4</p>

Ces détails ne se trouvent pas dans mes Mémoires, parce que la place me manquait pour mettre un détail spécial pour chaque événement.

<p>5</p>

Aucune de nous n'était encore mariée à cette époque de la translation du gouvernement du Luxembourg aux Tuileries; presque tous les mariages se firent dans l'année.

<p>6</p>

L'hôtel de Brionne n'existe plus. Il était situé à la place de la porte et du guichet des gens à pied, qui se trouvent près de l'escalier pour aller chez le trésorier de la couronne. Madame Murat alla y loger dès que son frère fut aux Tuileries, et elle y fit même ses couches lorsque naquit le prince Achille, son fils aîné.