Histoire des salons de Paris. Tome 5. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 5 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


Скачать книгу
lui fit plaisir.

      – «Écoutez, me dit-il en m'amenant par le bout de l'oreille à l'autre bout de la chambre, gardez-vous bien de répéter un mot de tout cela à Joséphine et à mademoiselle Hortense. Ceci est une défense, entendez-vous bien; mais vous comprenez jusqu'où elle va?.. Me comprenez-vous, vous dis-je?..»

      Je le regardai en silence, quoique je le comprisse: ce silence lui donna de l'humeur.

      – «Je veux parler de votre mère, de Lucien, de Joseph… En résumé, je vous demande le silence pour la maison de la rue Sainte-Croix comme pour toutes les autres; promettez-le-moi.

      – Eh bien!.. je vous le promets, général.

      – Votre parole d'honneur!

      – Ma parole d'honneur! répondis-je en riant de ce qu'il exigeait une telle assurance de la part d'une femme.

      – Pourquoi riez-vous? C'est mal. Donnez-moi votre parole, et sans rire.

      – Général, plus vous me recommanderez de ne pas rire, et moins j'attraperai mon sérieux. Vous riez si peu, que cela doit vous réjouir le cœur de voir rire.»

      Il me regarda.

      – «Vous êtes une singulière personne, dit-il… Ainsi vous promettez…

      – Je le promets…

      – C'est bien! Allons dîner: vous resterez avec Junot.

      – Mais, général, nous avons du monde…

      – Eh bien! ils dîneront sans vous.»

      Il appela Junot et lui parla un moment à l'oreille, et Junot écrivit deux lettres que son piqueur porta sur l'heure à Paris.

      – «Allons, dit le premier Consul, maintenant il faut dîner. Allez tous dans le salon et ne parlez de rien. Je vous suis dans l'instant.

      – Et que faudra-t-il que je dise pour motiver mon retour?» m'écriai-je fort embarrassée de ma responsabilité. Mais Bonaparte était déjà rentré avec M. d'Abrantès et Bourrienne dans son cabinet intérieur16, et Cambacérès, exact à l'ordre, comme s'il fût né caporal, me disait à chaque instant, en me tirant par le bras:

      «Allons donc au salon…»

      Et enfin il fit tant qu'il m'y entraîna presque de force.

      Je peindrais difficilement la surprise dans laquelle tout le monde fut de mon retour.

      «Grand Dieu! que vous est-il donc arrivé?.. Qu'est-il survenu?..

      – Mais rien du tout que je sache, répondis-je: le premier Consul a fait courir après le général Junot, pour qu'il revînt, et me voilà…

      – Tant mieux, tant mieux! me dit Eugène; vous nous verrez répéter le Collatéral?

      – Oui, que nous ne savons pas, dit Hortense17.

      – Eh bien! elle passera sa soirée avec nous, reprit gracieusement Joséphine18; il n'y pas grand mal de faire trêve un jour à une répétition…

      – Citoyen Cambacérès, auriez-vous faim? dit d'une voix forte le premier Consul en entrant dans le salon appuyé sur le bras de Junot.

      – Mais, général, il est permis de dire que oui, répondit Cambacérès, et il montrait l'aiguille d'une magnifique pendule du temps de madame Dubarry, qui marquait sept heures et demie.

      – Bath! Qu'est-ce que fait l'heure?.. Je suis levé depuis cinq heures du matin, moi, eh bien! j'attends patiemment… tandis que vous qui vous êtes levé, j'en réponds, à dix heures, vous vous plaignez d'attendre une heure! qu'est-ce qu'une heure?

      Les deux portes s'ouvrirent, et on annonça qu'on avait servi…

      Le premier Consul passa le premier et seul. Cambacérès donna la main à madame Bonaparte… tout le monde suivit sans aucun ordre. Le premier Consul s'assit d'abord et nomma, pour être auprès de lui, sa belle-fille et moi…

      Le dîner fut gai; il y avait cependant de quoi être au moins soucieux; M. d'Abrantès était pensif, Duroc également; quant à Bourrienne il ne dînait jamais avec le premier Consul; il retournait toujours à Ruel pour dîner, afin d'avoir à lui ce moment de liberté, et le passer avec sa famille qu'il voyait à peine.

      J'ai dit que le premier Consul était ce même jour d'une grande gaieté, voulait-il éloigner toute pensée de ceux qui l'entouraient d'un danger auquel il aurait échappé, ou voulait-il faire parvenir à ceux qui le menaçaient combien la crainte pouvait peu sur son âme? Qu'elle était la plus dominante de ces deux idées? Peut-être toutes deux avaient-elles de la puissance sur son âme? je le croirais du moins, parce qu'il me dit très-bas au moment où l'on allait se lever de table:

      – «Vous voyez que les méchants ne peuvent rien sur moi… ils n'ont pas même le pouvoir de me faire craindre…

      – Ah! lui répondis-je, ayez toujours de la confiance en Dieu! il vous doit à la France pour son bonheur!

      – Vraiment! le pensez-vous?

      – N'est-ce pas ainsi que pensent tous les miens?.. tous ceux que j'aime au moins?

      – Ah! votre frère, votre mari… mais ensuite… votre beau-frère est tout à Lucien… votre mère également n'aime que Lucien et Joseph… mais moi, c'est différent…»

      Je me retournai vers Eugène qui était à ma droite et je lui parlai de son rôle. Il me répondit avec un sourire de malice qui ne disparut pas de ses lèvres, lorsque abandonnant une phrase à peine commencée, je me tournai subitement vers le premier Consul… C'est qu'il venait de me pincer au bras gauche avec une telle violence que j'en eus le bras encore noir quinze jours après…

      – «Voulez-vous me faire l'honneur de me répondre, lorsque je vous parle? me dit-il moitié fâché, moitié riant de voir ma figure sérieuse qui voulait être en colère…

      – Mais je vous ai dit, général, que jamais je ne vous répondrais lorsqu'il serait question de ma mère parce qu'alors nous ne nous entendons pas…

      – C'est vrai; vous m'avez donné votre ultimatum à ce sujet-là. À propos de mère et de fille, voyez-vous souvent madame Moreau et la famille Hulot?

      – Non, général.

      – Comment, non!

      – Non, général.

      – Comment! votre mère n'est pas très-liée avec madame Hulot?

      – Jamais elle ne lui a parlé; et de plus, elles ne vont pas l'une chez l'autre.

      – Comment donc alors votre frère a-t-il dû épouser mademoiselle Hulot?

      – Des amis communs en avaient eu la pensée mais mon frère ne voulut pas revenir d'Italie pour conclure un mariage de convenance, quelque jolie que fût la future, et les choses n'allèrent jamais plus loin. En vérité j'admire, général, comme vous êtes bien informé!»

      L'expression moqueuse avec laquelle je lui dis ce peu de mots lui fit faire un mouvement:

      – «Connaissez-vous madame Moreau? me demanda-t-il.

      – Je l'ai vue dans le monde où nous allions ensemble comme jeunes filles.

      – N'est-elle pas fort habile en toutes choses?

      – Oui, je sais qu'elle danse remarquablement: Steibelt, qui est mon maître comme le sien, m'a dit qu'après madame Delarue-Beaumarchais mademoiselle Hulot était la plus forte de ses écolières; elle peint la miniature; elle sait plusieurs langues, et, de plus, elle est fort jolie.

      – Oh! de cela j'en puis juger comme tout le monde, et je ne le trouve pas. Elle a une figure en casse-noisette, une expression méchante et en tout une enveloppe déplaisante.»

      Depuis qu'il était question de madame Moreau il parlait


Скачать книгу

<p>16</p>

Celui qui est au bout du château contre le petit pont.

<p>17</p>

Elle devait faire le rôle de la Créole, mais je crois qu'une grossesse l'en empêcha et que ce fut madame Davoust qui prit le rôle, et qui jouait bien mal, autant que je puis me le rappeler.

<p>18</p>

Le voyage de madame Bonaparte à Plombières n'avait pas eu lieu à cette époque, et nous étions au mieux, le premier Consul et moi. Qu'on voie le détail de cette scène, dont, au reste, le souvenir l'a suivi à Sainte-Hélène, dans le quatrième volume de mes Mémoires, 1re édition.