Histoire des salons de Paris. Tome 5. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 5 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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Malmaison à Paris? Ne semble-t-il pas entendre raconter une histoire du moyen âge lorsque la société était encore dans l'enfance. Il est pourtant vrai que ces craintes existaient; et, de plus, qu'elles étaient fondées… On redoutait deux dangers: celui d'être compris dans une tentative sur le premier Consul, et d'être attaqué par les voleurs qui étaient en grand nombre, et on le savait, dans ces carrières qui, alors, étaient ouvertes et se trouvaient à gauche de la route en venant de Paris entre le Chant-du-Coq et Nanterre. Voici un fait assez curieux.

      Nous répétions les Folies amoureuses de Régnard; le premier Consul avait demandé ce spectacle et le désirait beaucoup. Bourrienne, qui jouait admirablement les rôles à manteaux, remplissait celui d'Albert, moi celui d'Agathe, madame Murat, malgré son terrible accent à cette époque de sa vie, celui de Lisette, monsieur d'Abrantès celui d'Eraste, et monsieur Didelot, excellent dans l'emploi des Monrose, faisait Crispin; mais la pièce était d'autant plus difficile à faire marcher que nous avions des acteurs qui jouaient si mal, qu'en vérité c'était la plus burlesque des représentations que de les voir seulement à une répétition. Dugazon, qui était mon répétiteur, me disait avec son cynisme ordinaire:

      «Ah ça! pourriez-vous me dire quelle est la loi qui LA force à jouer la comédie?»

      Quoi qu'il en soit enfin, la pièce allait lentement et mal, parce que, lorsqu'un principal rôle est rempli par une personne sans mémoire, disant à contre-sens, ricanant lorsqu'elle se trompait, ce qui arrivait souvent et n'était pas drôle du tout, ricanant pour sourire, même lorsqu'il faut du sérieux, alors la pièce va mal et ne va même pas du tout; en conséquence nous répétions, nous répétions, nous répétions toujours, et nous ne nous en trouvions pas plus avancés: enfin on déclara qu'on ne pouvait demeurer d'une manière fixe à la Malmaison et qu'on viendrait répéter de Paris. Cela se fit en effet. M. d'Abrantès avait une sorte de tilbury à deux chevaux, dans lequel on faisait la route en moins d'une heure. Les chevaux qui étaient attelés à cette petite voiture étaient d'une vitesse extrême: surtout lorsque devant eux courait un piqueur qui faisait ranger une multitude de petites charrettes de maraîchers retournant à leurs villages vers le soir, à l'heure où nous revenions à Paris pour dîner: on était alors à la fin de l'hiver.

      Un jour, il était plus tard que jamais (ce qui était difficile), parce que la répétition avait été encore plus mal que de coutume: il était six heures; nous avions du monde à dîner et nous avions hâte d'arriver à Paris; Junot pressait donc ses chevaux de la voix et du fouet, et nous parcourions la route avec la rapidité du vent.

      Maintenant, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut savoir que M. d'Abrantès avait alors une livrée exactement semblable à celle du premier Consul, pour la couleur de l'habit, qui était verte. La seule différence entre elles, c'est que la livrée du premier Consul n'avait ni collet, ni parements d'une autre couleur, et que celle de M. d'Abrantès en avait en drap cramoisi; mais on comprendra facilement qu'au mois de mars, à six heures du soir, on puisse ne voir d'abord à vingt pas que la couleur de l'habit du piqueur. Derrière nous venait un petit groom également habillé de vert15.

      Nous allions donc rapidement, ainsi que je l'ai dit, lorsque tout à coup, au moment où nous passions devant les carrières qui existaient alors entre le Chant-du-Coq et Nanterre, une masse quelconque vint se jeter au-devant des chevaux, lorsqu'ils étaient lancés avec le plus de vitesse… Ils s'arrêtèrent… Je poussai un cri, et M. d'Abrantès articula quelques paroles violemment accentuées. Tout cela fut prompt et n'eut que la durée d'un éclair. Lorsque le vertige produit par la rapidité de la course et le choc que nous venions d'éprouver fut dissipé, nous vîmes à côté du tilbury un grand homme couvert d'une redingote très-ample, ayant sur la tête un chapeau rond qui lui cachait le haut du visage. À quelques pas de la route, sur la droite, on distinguait deux ou trois autres individus…

      – «Qui êtes-vous?» dit M. d'Abrantès à l'homme qui était le plus près de nous. Mais au lieu de nous répondre, le grand homme, après l'avoir considéré aux dernières lueurs du crépuscule, s'écria:

      – «Ce n'est pas le premier Consul!..

      – Que lui vouliez-vous?» s'écria M. d'Abrantès, comme cet homme s'éloignait à grands pas pour rejoindre ses compagnons.

      L'homme s'arrêta, et fut quelques secondes avant de répondre; enfin il se retourna et dit:

      – «Lui remettre une pétition.»

      Et lui et ses camarades disparurent dans la profondeur des carrières.

      M. d'Abrantès réfléchit un moment; puis, appelant son groom:

      – «Cours après, Étienne, lui dit-il, et donne-lui ordre de venir me rejoindre à la Malmaison, où je retourne.»

      En effet le piqueur, qui n'avait pu entendre, avait toujours galopé et devait être loin. Cependant le groom le rejoignit.

      Au moment où le général Junot allait faire tourner ses chevaux, il s'arrêta.

      – «Que diable peuvent-ils avoir jeté sous les jambes des chevaux?» dit-il en se penchant pour mieux voir une grande masse brune qui était sur la route…

      C'était une immense bourrée. En la voyant nous fûmes étonnés qu'elle n'eût pas fait trébucher les chevaux. M. d'Abrantès était dans une extrême agitation.

      – «Les misérables!..» s'écriait-il par moment.

      Arrivés dans la cour, où déjà il y avait deux factionnaires à cheval, deux hommes de la belle garde consulaire, Junot appela un valet de pied pour demeurer auprès des chevaux, que ma main n'aurait pu contenir en repos, et il fut trouver le premier Consul, qui, en effet, était encore dans son cabinet.

      Je demeurai à peu près dix minutes seule; au bout de ce temps, j'entendis une voix m'appeler: c'était celle de Duroc.

      – «Venez, me dit-il; le premier Consul veut vous parler…

      – Eh mon Dieu! que me veut-il?..

      – Je ne sais, mais venez.»

      Il me fit faire le tour par le jardin, et j'entrai dans le cabinet du premier Consul, sanctuaire impénétrable, où tant de grandes choses furent conçues pour la gloire de la France.

      Il était en ce moment dans la pièce faite comme une tente qui se trouve encore sous la même forme, malgré l'horrible dégradation de la maison… oh!.. cette dégradation est la honte de la France!.. Quel est le peuple qui n'élèverait un monument à cette place!.. Tous le feraient… et nous!.. Nous demeurons inactifs!..

      Le premier Consul était avec Cambacérès, Bourrienne et Junot. Après m'avoir introduite, Duroc allait se retirer: le premier Consul le rappela.

      – «Madame Junot, me dit Bonaparte avec une expression sérieuse, mais dans laquelle il y avait de la bonté, je vous ai fait dire de venir ici, pour que votre version puisse être une clarté de plus à celle de Junot; car j'avoue que ce qu'il me dit me paraît bien étonnant.»

      Je racontai la chose telle qu'elle venait de se passer, bien certaine que Junot l'aurait racontée comme moi. Le premier Consul dit à Cambacérès:

      – «C'est bien cela!.. Et cet homme prétendait avoir une pétition à me remettre?

      – En effet, il avait un papier plié à la main, dis-je; je l'ai vu lorsqu'il était auprès de nous.

      – Avez-vous distingué ses traits? me demanda Bonaparte.

      – L'ensemble de sa personne, oui, général; mais pas du tout les traits de son visage: son chapeau lui couvrait non seulement les yeux, mais toute la partie supérieure de la figure.

      – Et quelle est sa tournure?

      – Celle d'un homme fort grand et maigre.

      – Plus grand que Bourrienne?

      – Oui. Mais ensuite je puis me tromper: il était tard et j'étais mal placée pour juger de la proportion juste d'une taille.

      Pour dire la vérité, je tremblais de frayeur


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<p>15</p>

Il est évident que l'homme qui s'élança au-devant du tilbury a été trompé par la couleur de la livrée et qu'il nous a pris pour le premier Consul, qui revenait quelquefois seul, avec Joséphine ou Bourrienne, n'ayant qu'un ou deux piqueurs. Depuis ce jour-là cela n'arriva plus.

Cet événement ne se trouve pas rapporté dans mes Mémoires, parce qu'alors on me dit que dans l'intérêt de l'Empereur il ne fallait pas parler du grand nombre de tentatives faites contre lui: plus éclairée moi-même depuis lors, je crois que la vérité tout entière est ce qui vaut le mieux touchant un homme comme Napoléon.