Histoire des salons de Paris. Tome 5. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 5 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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tard, cette société fut plus étendue. Duroc se maria, et ce fut une femme de plus dans l'intimité de madame Bonaparte, quoiqu'elle ne l'aimât pas beaucoup. La maréchale Ney vint ensuite, mais elle c'était différent, tout le monde l'aimait. Elle était bonne et agréable… Pendant cette année de 1802, on fut encore à la Malmaison, quoiqu'on pensât déjà à Saint-Cloud. On s'amusait encore à la Malmaison. Le premier Consul aimait à voir beaucoup de jeunes et riants visages autour de lui; et quelque ennui que cette volonté causât à madame Bonaparte, il lui en fallut passer par là, et, qui plus est, il fallut dîner souvent en plein air. Il était assez égal à nos figures de dix-huit ans de braver le grand jour et le soleil; mais Joséphine n'aimait pas cela. Quelquefois aussi, après le dîner, lorsque le temps était beau, le premier Consul jouait aux barres avec nous. Eh bien! dans ce jeu il trichait encore… et il nous faisait très-bien tomber, lorsque nous étions au moment de l'attraper, ce qui était surtout facile à sa belle-fille Hortense, qui courait comme une biche. Une des grandes joies de ces récréations pour Napoléon, c'était de nous voir courir sous les arbres, habillées de blanc. Rien ne le touchait comme une femme portant avec grâce une robe blanche… Joséphine, qui savait cela, portait presque toujours des robes de mousseline de l'Inde… En général, l'uniforme des femmes, à la Malmaison, était une robe blanche.

      Napoléon aimait avec passion le séjour de la Malmaison…20 Aussi l'a-t-il toujours affectionnée au point d'en faire le but positif de ses promenades de distraction jusqu'au moment du divorce… Vers la fin du printemps de 1802, il fut s'établir à Saint-Cloud.

      «Les Tuileries sont une véritable prison, disait-il, on ne peut même prendre l'air à une fenêtre sans devenir l'objet de l'attention de trois mille personnes.»

      Souvent il descendait dans le jardin des Tuileries, mais après la fermeture des portes.

      Avant d'aller à Saint-Cloud, et immédiatement après l'événement que je viens de rapporter, les carrières de Nanterre furent fermées. Je n'ai jamais su si la police avait trouvé les hommes qui avaient arrêté notre voiture.

      Le salon de Saint-Cloud, aussitôt qu'il fut ouvert, fut un salon de souverain. Napoléon préluda dans cette maison de rois à une souveraineté plus positive qu'au consulat à vie. Mais ce ne fut pas à Saint-Cloud qu'il se fixa d'abord. Il ne pouvait quitter cette Malmaison, où il avait été le plus glorieux, le plus grand des hommes!.. Il fit réparer le chemin de traverse qui mène de Saint-Cloud à la Malmaison, pour pouvoir y aller dès qu'il lui en prendrait fantaisie. Nous continuâmes à jouer la comédie à la Malmaison, et nous y passâmes encore de beaux jours. Mais dès lors la république n'était plus qu'une fiction, et le Consulat une ombre pour couvrir une clarté qui bientôt devait être lumineuse, ou plutôt le Consulat n'était plus qu'un souvenir historique.

      Une particularité assez frappante, parce qu'elle eut lieu dans un temps où Bonaparte ne proclamait pas ses intentions, ce fut l'ordre qu'il donna, le lendemain de son arrivée aux Tuileries21, d'abattre les deux arbres de la liberté qui étaient plantés dans la cour. Ces arbres n'étaient plus un symbole, à la vérité; ils n'étaient plus que des simulacres, et Bonaparte le savait bien.

      Le consulat à vie montra de suite tout l'avenir.

      Je vis arriver dans le salon de Saint-Cloud plusieurs personnes qui n'étaient pas à la Malmaison. Dans ce nombre était la duchesse de Raguse, alors madame Marmont. Elle avait été longtemps en Italie avec son mari qui commandait l'artillerie de l'armée. Elle était charmante, alors, non seulement par sa jolie et gracieuse figure, mais par son esprit fin, gai, profond et propre à toutes les conversations. Quoique plus âgée que moi de quelques années, elle était encore fort jeune à cette époque, et surtout fort jolie.

      Une nouvelle mariée vint aussi augmenter le nombre des jeunes et jolies femmes de la cour de madame Bonaparte: ce fut madame Duchatel. Charmante et toute grâce, toute douceur, ayant à la fois un joli visage, une tournure élégante, madame Duchatel fit beaucoup d'effet. Il y avait surtout un charme irrésistible dans le regard prolongé de son grand œil bleu foncé, à double paupière: son sourire était fin et doux, et disait avec esprit toute une phrase dans un simple mouvement de ses lèvres, car il était en accord avec son regard; avantage si rare dans la physionomie et si précieux dans celle d'une femme. Son esprit était également celui qu'on voulait trouver dans une personne comme madame Duchatel.. En la voyant, je désirai d'abord me lier avec elle. Elle eut pour moi le même sentiment; et, depuis ce temps, je lui suis demeurée invariablement attachée par affection et par attrait. Elle me rappelait, à cette époque où elle parut à notre cour, ce que je me figurais d'une de ces femmes du siècle de Louis XIV, tout esprit et toute grâce. Je ne m'étais pas trompée.

      Dans ce même temps, où tous les yeux étaient fixés sur cette cour consulaire qui se formait déjà visiblement, il survint un événement qui arrêta définitivement la pensée de ceux qui pouvaient encore douter: ce fut le mariage de madame Leclerc avec le prince Camille Borghèse. Elle était ravissante de beauté, c'est vrai; mais le prince Borghèse était jeune et joli garçon; on ne savait pas encore l'étendue de sa nullité; et deux millions de rente, le titre de princesse, furent comme une sorte d'annonce pour ceux qui voulaient savoir où allait le premier Consul.

      J'avais vu la princesse, avec laquelle j'étais intimement liée, ainsi que ma mère, la veille du jour où elle devait faire sa visite de noce à Saint-Cloud. Elle détestait sa belle-sœur… mais la bonne petite âme n'était pas, au reste, plus aimante pour ses sœurs. Aussi quelle douce joie elle éprouvait en faisant la revue de sa toilette du lendemain…

      «Mon Dieu! lui disais-je, vous êtes si jolie!.. Voilà votre véritable motif de joie, voilà où vous les dominez toutes, voilà le vrai triomphe.»

      Mais elle n'entendait rien; et le lendemain, elle voulut écraser sa belle-sœur surtout, car c'était sur elle que sa haine portait plus spécialement: Hortense et sa sœur Caroline n'arrivaient qu'après. Quant à Élisa…

      «Oh! pour celle-là, disait-elle plaisamment, lorsque j'aurai la folie d'en être jalouse, je n'aurai qu'à lui demander de jouer Alzire, comme elle nous a fait le plaisir de le faire à Neuilly, et tout ira bien.22»

      Je me rendis à Saint-Cloud le même soir pour connaître la manière de penser des deux camps. À peine fus-je arrivé que madame Bonaparte vint à moi:

      – «Eh bien! avez-vous vu la nouvelle princesse? on dit qu'elle est radieuse!

      – Ah! vous savez, madame, combien elle est jolie; c'est un être idéal de beauté.

      – Oh! mon Dieu! cela est tellement connu maintenant que la chose commence à paraître moins frappante.

      – On ne se lasse jamais d'un beau tableau, madame; ni de la vue d'un chef-d'œuvre! jugez lorsqu'il est animé!»

      Madame Bonaparte n'avait aucun fiel; et si elle montrait tant d'aigreur contre sa belle-sœur, ce n'était pas par envie; c'était comme une habitude défensive et elle savait fort bien que madame Leclerc n'était vulnérable que dans sa beauté; elle ne continua donc pas la conversation presque hostile commencée entre nous: elle connaissait d'ailleurs l'intimité qui existait entre nous et combien ma mère aimait madame Leclerc; elle fut donc à merveille avec moi, et loin de me montrer de l'humeur elle m'engagea à dîner pour le lendemain.

      – «Car c'est demain qu'elle doit faire ici sa visite officielle, me dit madame Bonaparte… Je présume qu'elle se dispose à nous arriver aussi resplendissante que possible… Savez-vous comment elle sera mise, madame Junot, poursuivit-elle en s'adressant directement à moi.»

      Je le savais; mais madame Borghèse ne m'aurait pas pardonné d'avoir trahi un tel secret: je répondis négativement, et madame Bonaparte, qui avait fait la question avec nonchalance comme n'y attachant aucune importance, ne voulut pas insister, quelque persuadée qu'elle fût que j'en étais instruite.

      En arrivant le lendemain à Saint-Cloud, je fus frappée de la simplicité de la toilette de madame Bonaparte; mais cette simplicité était elle-même


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<p>20</p>

Cela seul aurait dû rendre la Malmaison un lieu consacré pour la France… Mais son intérêt devrait au moins éveiller sa reconnaissance. Ne sait-on pas que c'est à la Malmaison que la plupart de ces plans gigantesques, dont l'exécution nous transporte d'admiration aujourd'hui, ont été conçus et tracés, lorsque Napoléon, dont la France était la maîtresse adorée, voulait la rendre la plus puissante et la plus belle entre les nations de l'univers? – Ces quais, ces marchés, ces monuments, ces arcs de triomphe, qui donc a décrété qu'ils seraient élevés, qu'ils seraient bâtis? – C'est lui… Ces rues si larges, ces places, ces promenades, qui donc a dit que le cordeau les tracerait? Toujours lui… oh! nous sommes ingrats!..

<p>21</p>

30 pluviôse an VIII.

<p>22</p>

Cette représentation à laquelle elle faisait allusion avait eu lieu en effet à Neuilly, dans une maison où logeait Lucien et qu'on appelait alors la Folie de Saint-James… Lucien faisait Zamore et madame Bacciochi Alzire. On ne peut se figurer la tournure qu'elle avait avec cette couronne de plumes et le reste. Mais ce n'était rien auprès de la traduction et des gestes; aussi le premier Consul, qui était venu accompagné de la troupe de la Malmaison qui était rivale de celle de Neuilly, dit-il à son frère et à sa sœur, après la représentation, qu'ils avaient parodié Alzire à merveille.