Histoire des salons de Paris. Tome 5. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 5 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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je l'ai fait exprès!.. je ne voulais pas vous trouver à table. Il m'est bien égal de n'avoir pas vu mon frère!.. C'était elle, que je voulais trouver et désespérer… Laurette, Laurette! Regardez donc comme elle est bouleversée!.. oh! que je suis contente!

MADAME JUNOT

      Prenez garde, on peut vous entendre.

LA PRINCESSE

      Que m'importe! je ne l'aime pas!.. Tout à l'heure elle a cru me faire une chose désagréable en me faisant traverser le salon; eh bien! elle m'a charmée.

MADAME JUNOT

      Et pourquoi donc?

LA PRINCESSE

      Parce que la queue de ma robe ne se serait pas déployée, si elle était venue au-devant de moi, tandis qu'elle a été admirée en son entier.

      Je ne pus retenir un éclat de rire; mais la Princesse n'en fut pas blessée. Ce soir-là on aurait pu tout lui dire, excepté qu'elle était laide…

LA PRINCESSE, regardant sa belle-sœur

      Elle est bien mise, après tout!.. Ce blanc et or fait admirablement sur ce velours bleu…

      Tout à coup la Princesse s'arrête… une pensée semble la saisir; elle jette les yeux alternativement sur sa robe et sur celle de madame Bonaparte.

LA PRINCESSE, soupirant profondément

      Ah, mon Dieu! mon Dieu!

MADAME JUNOT

      Qu'est-ce donc?

LA PRINCESSE

      Comment n'ai-je pas songé à la couleur du meuble de salon!.. Et vous, vous, Laurette… vous, qui êtes mon amie, que j'aime comme ma sœur (ce qui ne disait pas beaucoup), comment ne me prévenez-vous pas?

MADAME JUNOT

      Eh! de quoi donc, encore une fois! que le meuble du salon de Saint-Cloud est bleu? Mais vous le saviez aussi bien que moi.

LA PRINCESSE

      Sans doute; mais dans un pareil moment on est troublée, on ne sait plus ce qu'on savait; et voilà ce qui m'arrive… J'ai mis une robe verte pour venir m'asseoir dans un fauteuil bleu!

      Non, les années s'écouleront et amèneront l'oubli, que je ne perdrai jamais de vue la physionomie de la Princesse en prononçant ces paroles… Et puis l'accent, l'accent désolé, contrit… C'était admirable!

LA PRINCESSE

      Je suis sûre que je dois être hideuse! Ce vert et ce bleu… Comment appelle-t-on ce ruban27? Préjugé vaincu!.. Je dois être bien laide, n'est-ce pas?

MADAME JUNOT

      Vous êtes charmante! Quelle idée allez-vous vous mettre en tête!

LA PRINCESSE

      Non, non, je dois être horrible! le reflet de ces deux couleurs doit me tuer. Voulez-vous revenir avec moi à Paris, Laurette?

MADAME JUNOT

      Merci! j'ai ma voiture. Et vous, votre mari…

LA PRINCESSE

      C'est-à-dire que je suis toute seule.

MADAME JUNOT

      Comment? et votre lune de miel ne fait que commencer.

LA PRINCESSE, haussant les épaules

      Quelles sottises me dites-vous là, chère amie! Une lune de miel avec cet IMBÉCILE-LA!.. Mais vous voulez rire probablement?

MADAME JUNOT

      Point du tout, je le croyais; c'était une erreur seulement, mais pas une sottise… Et puisque je ne dérangerai pas un tête-à-tête, j'accepte, pour être avec vous d'abord, et puis pour juger si, en effet tout espoir de lune de miel est perdu.

      La Princesse se leva alors majestueusement, et fut droit à madame Bonaparte pour prendre congé d'elle; les deux belles-sœurs s'embrassèrent en souriant!.. Judas n'avait jamais été si bien représenté.

      Mais ce fut en regagnant sa voiture que la princesse fut vraiment un type particulier à étudier… Elle ralentit sa marche lorsqu'elle fut arrivée sur le premier palier du grand escalier, et traversa la longue haie formée par tous les domestiques et même les valets de pied du château avec une gravité royale toute comique; mais ce qu'on ne peut rendre, c'est le balancement du corps, les mouvements de la tête, le clignement des yeux, toute l'attitude de la personne. Elle marchait seule en avant; son mari suivait, ayant la grotesque tournure que nous lui avons connue, malgré sa jolie figure. Il avait un habit de je ne sais quelle couleur et quelle forme, qu'il portait à la Cour du Pape; et, comme l'épée n'était pas un meuble fort en usage à la Cour papale, il s'embarrassait dans la sienne, et finit par tomber sur le nez en montant en voiture. Le retour fut rempli par de continuelles doléances de la Princesse sur son chagrin d'avoir mis une robe verte dans un salon bleu.

      Le lendemain nous nous trouvâmes chez ma mère, qui voulait avoir des détails sur la présentation, et avec qui Paulette n'osait pas encore faire la princesse.

      – «Ainsi donc, dit-elle à la Princesse, tu étais bien charmante!»

      Et elle la baisait au front avec ces caresses de mère qu'on ne donne qu'à une fille chérie.

      – «Oh! maman Panoria28, demandez à Laurette.»

      Je certifiai de la vérité de la chose… Ma mère sourit avec autant de joie que pour mon triomphe.

      – «Mais, dit ma mère, il faut maintenant faire la princesse avec dignité et surtout convenance, Paulette; et quand je dis convenance, j'entends politesse. Tu es enfant gâtée, nous savons cela. Ainsi, par exemple, chère enfant, vous ne rendez pas de visite; cela n'est pas bien. Je ne me plains pas, moi, puisque vous êtes tous les jours chez moi, mais d'autres s'en plaignent.»

      La Princesse prit un air boudeur. Ma mère n'eut pas l'air de s'en apercevoir, et continua son sermon jusqu'au moment où madame de Bouillé et madame de Caseaux entrèrent dans le salon. On leur soumit la question, et la réponse fut conforme aux conclusions de ma mère.

      – «Vous voilà une grande dame, lui dirent-elles, par votre alliance avec le prince Borghèse. Il faut donc être ce qu'étaient les grandes dames de la Cour de France. Ce qui les distinguait était surtout une extrême politesse. Ainsi donc, rendre les visites qu'on vous fait, reconduire avec des degrés d'égards pour le rang de celles qui vous viennent voir; ne jamais passer la première lorsque vous vous trouvez à la porte d'un salon avec une femme, votre égale ou votre supérieure, ou plus âgée que vous; ne jamais monter dans votre voiture avant la femme qui est avec vous, à moins que ce ne soit une dame de compagnie; ne pas oublier de placer chacun selon son rang dans votre salon et à votre table; offrir aux femmes qui sont auprès du Prince, deux ou trois fois, des choses à votre portée pendant le dîner; être prévenante avec dignité; enfin, voilà votre code de politesse à suivre, si vous voulez vous placer dans le monde.»

      Au moment où ces dames parlèrent de ne pas monter la première dans la voiture, je souris; ma mère, qui vit ce sourire, dit à Paulette:

      – «Est-ce que, lorsque tu conduis Laurette dans ta voiture, tu montes avant elle?»

      La Princesse rougit.

      – «Est-ce que hier, poursuivit ma mère plus vivement, cela serait surtout arrivé?»

      La Princesse me regarda d'un air suppliant; elle craignait beaucoup ma mère, tout en l'aimant.

      – «Non, non, m'empressai-je de dire; la princesse m'a fait la politesse de m'offrir de monter avant elle.

      – C'est que, voyez-vous, dit ma mère, ce serait beaucoup plus sérieux hier qu'un autre jour. Ma fille et vous, Paulette, vous avez été, comme vous l'êtes encore, presque égales dans mon cœur, comme vous l'êtes dans le cœur de l'excellente madame Lætitia. Vous êtes donc sœurs, pour ainsi dire, et sœurs par affection. Je ne puis donc supporter la pensée qu'un jour Paulette oubliera cette affection, parce qu'on l'appelle Princesse et qu'elle a de beaux diamants et tout le luxe d'une nouvelle existence. Mais cela n'a pas été… tout est donc au mieux.

      – Mais, reprit doucement Paulette en se penchant sur ma mère et s'appuyant sur son épaule, je suis sœur du premier Consul!.. je suis…

      – Quoi!


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<p>27</p>

Dans les premiers moments de la Révolution, on fit un ruban où des raies vertes et bleues se mélangeaient.

<p>28</p>

Nom d'amitié qu'elle donnait à ma mère. Ce nom de Panoria qui, au fait, était celui de ma mère, en grec signifie la plus belle.