Histoire des salons de Paris. Tome 5. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 5 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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frère a une dignité temporaire; elle lui est personnelle; et même, pour le dire en passant, elle ne devrait pas lui donner le droit de prendre la licence de ne rendre aucune visite. Il est venu au bal que j'ai donné pour le mariage de ma fille, et il ne s'est pas fait écrire chez moi

      J'ai mis avec détail cette conversation pour faire juger de l'état où était la société en France, à cette époque: d'un côté, elle montrait et observait toujours cette extrême politesse, cette observance exacte des moindres devoirs; de l'autre, un oubli entier de ces mêmes détails dont se forme l'existence du monde, et la volonté de les connaître et de les mettre en pratique. On voit que ma mère, malgré toutes les secousses révolutionnaires par lesquelles la société avait été ébranlée, s'étonne que le général Bonaparte, même après les victoires d'Italie, d'Égypte et de Marengo, sa haute position politique, ne se fût pas fait écrire chez elle, après y avoir passé la soirée.

      – «Mais il est bien grand, lui disait Albert, pour la calmer là-dessus.

      – Eh bien! qu'importe? Le maréchal de Saxe était bien grand aussi… et il faisait des visites29

      La société de Paris, au moment de la transition de l'état révolutionnaire, c'est-à-dire de la République à l'Empire, était donc divisée, comme on le voit, et sans qu'aucune des diverses parties prît le chemin de se rejoindre à l'autre. Ce qui contribuait à maintenir cet état était le défaut de maisons où l'on reçût habituellement. On le voyait, mais peu, dans la Cour consulaire; toutes les femmes étaient jeunes, et beaucoup hors d'état d'être maîtresses de maison autrement que pour en diriger le matériel. On allait à Tivoli voir le feu d'artifice et se promener dans ses jolis jardins; on allait beaucoup au spectacle; on se donnait de grands dîners, pour copier la Cour consulaire, où les invitations allaient par trois cents les quintidis; on allait au pavillon d'Hanovre, à Frascati, prendre des glaces en sortant de l'Opéra, tout cela avec un grand luxe de toilette et sans que l'on y prît garde encore; on allait à des concerts où chantait Garat, qui alors faisait fureur, et la vie habituelle se passait ainsi. Mais la société ne fut pas longtemps dans cet état de suspension. 1804 vit arriver l'Empire; et, du moment où il fut déclaré, un nouveau jour brilla sur toute la France; tout y fut grand et beau; rien ne fut hors de sa place, et l'ordonnance de chaque chose fut toujours ce qu'elle devait être.

      DEUXIÈME PARTIE

      L'IMPÉRATRICE JOSÉPHINE

      C'était le 2 décembre 1809; l'anniversaire du couronnement et de la bataille d'Austerlitz devait être célébré magnifiquement à l'Hôtel-de-Ville. L'Empereur avait accepté le banquet d'usage, et la liste soumise à sa sanction par le maréchal Duroc, à qui je la remettais après l'avoir reçue de Frochot, avait été arrêtée; et tous les ordres donnés pour la fête, qui fut, ce qu'elle avait toujours été et ce qu'elle est encore à l'Hôtel-de-Ville, digne de la grande cité qui l'offre à son souverain.

      Quelques jours avant, l'archi-chancelier, qui ne faisait guère de visites, me fit l'honneur de me venir voir. J'étais alors fort souffrante d'un mal de poitrine qui n'eut heureusement aucune suite, mais qui alors me rendait fort malade. Je crachais beaucoup de sang, et j'avais peur de ne pouvoir aller à l'Hôtel-de-Ville pour remplir mon devoir. L'archi-chancelier était soucieux. Je lui parlai des bruits de divorce… Le Prince me répondit d'abord avec ambiguïté, et puis finit par me dire qu'il le croyait sûr.

      – «Ah, mon Dieu! m'écriai-je, et quelle époque fixez-vous à cette catastrophe? car je regarde la chose comme un malheur, surtout si l'Empereur épouse une princesse étrangère…

      – C'est ce que je lui ai dit.

      – Vous avez eu ce courage, monseigneur?..

      – Oui, certes; je regarde le bonheur de la France comme intéressé dans cette grande question.

      – Et l'Impératrice, comment a-t-elle reçu cette nouvelle?..

      – Elle ne fait encore que la pressentir; mais il y a quelqu'un qui prendra soin qu'elle soit instruite…»

      Je regardai l'archi-chancelier comme pour lui demander un nom; mais avec sa circonspection ordinaire, et déjà presque fâché d'avoir été si loin, il porta son regard ailleurs que sur les miens, et changea d'entretien. Ce ne fut que longtemps après que j'acquis la connaissance de ce qui avait motivé ses paroles en ce moment de crise où chacun craignait pour soi la colère terrible de l'Empereur.

      Soit qu'il fût excité par les femmes de la famille impériale, qui ne savaient pas ce qu'elles faisaient lorsqu'elles voulaient changer de belle-sœur; soit qu'il voulût malgré l'Empereur pénétrer dans son secret, se rendre nécessaire, et forcer sa confiance, il est certain que Fouché avait pénétré jusqu'à l'Impératrice, et lui avait apporté de ces consolations perfides, qui font plus de mal qu'elles ne laissent de douceur après elles. Mais le genre d'émotion convenait à Joséphine; elle était femme et créole! deux motifs pour aimer les pleurs et les évanouissements. Malheureusement pour elle et son bonheur, Napoléon était un homme, et un grand homme… deux natures qui font repousser les larmes et les plaintes: Joséphine souffrait, et Joséphine se plaignait; il est vrai que cette plainte était bien douce, mais elle était quotidienne et même continuelle, et l'Empereur commençait à ne pouvoir soutenir un aussi lourd fardeau.

      À chaque marque nouvelle d'indifférence, l'Impératrice pleurait encore plus amèrement. Le lendemain, sa plainte était plus amère, et Napoléon, chaque jour plus aigri, en vint à ne plus vouloir supporter une scène qu'il ne cherchait pas, mais qu'on venait lui apporter.

      Un jour l'Impératrice, après avoir écouté les rapports de madame de L… de madame de Th… de madame de L… de madame Sa… et d'une foule de femmes en sous-ordre, avec lesquelles surtout elle aimait malheureusement à s'entretenir de ses affaires, l'impératrice reçut la visite de Fouché. Fouché, en apparence tout dévoué aux femmes de la famille impériale, leur faisait des rapports plus ou moins vrais, mais qu'il savait flatter leurs passions ou leurs intérêts. Joséphine était une proie facile à mettre sous la serre du vautour: aussi n'eut-il qu'à parler deux fois à l'Impératrice, et il eut sur elle un pouvoir presque égal à celui de ses amis, lui qui n'arrivait là qu'en ennemi.

      Il y venait envoyé par les belles-sœurs surtout, qui, poussées par un mauvais génie, voulaient remplacer celle qui, après tout, était bonne pour elles, leur donnait journellement à toutes ce qui pouvait leur plaire, et tâchait de conjurer une haine dont les marques étaient plus visibles chaque jour. Fouché, qui joignait à son esprit naturel et acquis dans les affaires une finesse exquise pour reconnaître ce qui pouvait lui servir, en avait découvert une mine abondante dans les intrigues du divorce. Être un des personnages actifs de ce grand drame lui parut une des parties les plus importantes de sa vie politique. Faible et facile à circonvenir, il comprit que Joséphine était celle qui lui serait le plus favorable: aussi dirigea-t-il ses batteries sur elle.

      Il commença par lui demander si elle connaissait les bruits de Paris… Joséphine, déjà fort alarmée par le changement marqué des manières de l'Empereur avec elle, frémit à cette question et ne répondit qu'en tremblant qu'elle se doutait bien d'un malheur, mais qu'elle n'était sûre de rien.

      Fouché lui dit alors que tous les salons de Paris, comme les cafés des faubourgs, ne retentissaient que d'une nouvelle: c'était que l'Empereur voulait se séparer d'elle.

      – «Je vous afflige, madame, lui dit Fouché; mais je ne puis vous céler la vérité; Votre Majesté me l'a demandée: la voilà sans déguisement et telle qu'elle me parvient.»

      Joséphine pleura. – «Que dois-je faire? dit-elle.

      – Ah! dit l'hypocrite, il y aurait un rôle admirable dans ce drame, si madame avait le courage de le prendre: son attitude serait bien grande et bien belle aux yeux de toute l'Europe, dont en ce moment elle est le point de mire.

      – Conseillez-moi, dit Joséphine avec anxiété…

      – Mais il est difficile… Il faut beaucoup de courage.

      – Ah!


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<p>29</p>

Ma mère avait connu l'Empereur tellement enfant, que, pour elle, la gloire du vainqueur de l'Italie et la haute position du premier magistrat de la république n'étaient pas aussi éblouissantes que pour les autres. Je me suis souvent demandé, connaissant sa manière de voir et son opinion très-tranchée pour un autre ordre de choses, comment elle aurait pris l'Empire.