Histoire des salons de Paris. Tome 6. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 6 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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fait certain, c'est le peu d'influence que dans le commencement M. de Talleyrand a eu sur le Directoire… il cherchait à sonder le terrain… Tous les hommes qui l'entouraient étaient plus habiles que lui pour diriger cette révolution intègre et politique qui promettait à la France de succéder à l'autre.

      Pendant que les Conseils prenaient des résolutions, le Directoire, qui faisait le roi depuis quatre ans et qui y prenait goût, le Directoire était au moment de faire un coup d'état. Poussé à bout par les Conseils, il voulait reconquérir l'autorité qu'il avait su prendre sur eux. Talleyrand connaissait-il les projets du Directoire? Je l'ignore… Il y avait alors une telle méfiance entre tous les partis qu'on ne savait ce qu'on devait faire ni penser.

      Augereau arriva à Paris, envoyé de l'armée d'Italie par Bonaparte; il trouva l'esprit public partagé dans les opinions. Tout ce qui tenait à l'armée était en fureur contre les Conseils. Kléber et Bernadotte déclamaient contre eux sans dissimuler leur sentiment. Le feu n'avait plus sur lui que des cendres bien légères pour l'empêcher d'éclater.

      Schérer était alors au ministère de la Guerre, comme M. de Talleyrand au ministère des Affaires étrangères: c'étaient le talent et l'impéritie; c'est une telle union qui fit que le Directoire ne sut jamais à temps que sa perte était le but des divers mouvements. Il fallait qu'il s'unît avec les Conseils, et tout eût été sauvé pour le Directoire; mais le Directoire lui-même était alors présidé par Laréveillère-Lépaux, qui fulminait dans des discours contre les Conseils, n'agissait jamais… et jouait à la chapelle pendant ce temps-là de manière à faire rire de lui. Voilà comment était la France à cette belle époque, qu'on prétend la seule de la liberté.

      Kléber, dînant un jour chez Schérer dans le commencement du mois de fructidor, dit hautement que le gouvernement militaire était le seul qui convînt à la France. Bernadotte l'appuya, et dit encore après lui quelques mots qui prouvaient combien leurs sentiments étaient contraires aux Conseils. Des députés qui dînaient aussi chez Schérer, mais qui étaient dans le parti neutre, tremblèrent néanmoins pour leur corps… car c'était ici comme avec les parlements… Du reste, les discours de Laréveillère-Lépaux, prononcés à l'occasion de je ne sais plus quelle fête, et contre l'armée autant que contre les Conseils, étaient une maladresse inouïe.

      L'éloignement du parti royaliste des Conseils était, comme on le sait, le motif du 18 fructidor. Ce parti, qu'il fallait punir, mais non pas retrancher, ne fut qu'un moyen dont le Directoire se servit pour mutiler l'assemblée. Si le parti royaliste eût vraiment alarmé le Gouvernement, il n'aurait pas fait grâce à M. de Talleyrand, qui était en renommée, depuis son retour, d'être royaliste et de protéger les émigrés.

      Bernadotte était alors ami de Bonaparte; du moins, en avait-il l'apparence. Il lui écrivait le 7 fructidor:

      «Le parti royaliste n'ose plus heurter de front le Directoire, il a changé de plan; mais, selon moi, il n'en doit pas moins être conspué et poursuivi, afin que les patriotes puissent diriger les prochaines élections. Cependant, il y a des craintes qu'une commotion mal dirigée ne devienne funeste à la liberté, ET QU'ON NE SOIT OBLIGÉ DE DONNER AU DIRECTOIRE UNE DICTATURE MOMENTANÉE. Je ris de leur extravagance. Il faut qu'ils connaissent bien peu les armées et ceux qui les dirigent, pour espérer de les museler avec autant de facilité…

      «Ces députés qui parlent avec tant d'impertinence sont loin d'imaginer que nous asservirions l'Europe SI VOUS VOULIEZ en former le projet

      Bernadotte ajoutait qu'il partait du 20 au 25. Ce séjour d'intrigues ne lui convenait pas, disait-il à Bonaparte.

      «Adieu, mon général, jouissez délicieusement, n'empoisonnez pas votre existence par des réflexions tristes. Les républicains ont les yeux sur vous, ils pressent votre image sur leur cœur; les royalistes la regardent et frémissent.

      «Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale ne s'organise pas. Cette espérance des Clichiens tombe en quenouille. Je vous envoie la déclaration de Bailleul à ses commettants.»

      Cette lettre, qui est textuellement transcrite, est fort remarquable par la confiance que Bernadotte paraît avoir dans son allié14, et, d'un autre côté, elle fait voir aussi que les royalistes comptaient sur l'opinion publique, puisqu'ils voulaient la garde nationale. C'était le 13 vendémiaire renouvelé; les sections étaient la garde nationale.

      Les attaques personnelles qui se firent les jours suivants dans les deux Conseils mêmes furent une preuve de plus de ce qui se préparait. Tallien, attaqué par les royalistes, se défendit vigoureusement. Les royalistes crièrent que Garat-Septembre allait être dans le ministère (ministre de la Police). «Que faire si de telles gens sont aux affaires?» s'écrie Dumolard à la tribune.

      – Je ne suis pas de l'Œil-de-Bœuf du Luxembourg! s'écriait de son côté Tallien… Occupez-vous plutôt de Bailleul, et de choses plus sérieuses.

      On passa à l'ordre du jour. Royer-Collard dit alors à Emmery:

      – Vous devez être content, le Conseil a été assez plat aujourd'hui. Mais laissez faire, cela ne durera pas toujours.

      – C'est de l'armée grise qui est dans Paris et qui nous menace, s'écria Mathieu Dumas, qu'il faut se garder!

      Il voulait parler de plusieurs chouans que les Clichiens tenaient en réserve. Les chauffeurs qui désolaient les campagnes les plus rapprochées de Paris n'étaient autre chose que des brigands échappés des rangs les plus abjects de la Vendée, ou plutôt de ce qui en prenait encore le nom.

      Tandis que les députés faisaient des phrases, le Directoire agissait enfin. J'ai toujours pensé que M. de Talleyrand avait dirigé le mouvement du 18 fructidor d'après les instructions de l'armée d'Italie. La combinaison ne pouvait en être venue ni à Augereau ni à aucun des directeurs: Barras aimait trop son plaisir, Laréveillère-Lépaux était trop honnête homme, et le reste était lui-même proscrit. Quant à M. de Talleyrand, il avait dit avec son sang-froid accoutumé et cette physionomie impassible qu'on lui connaît:

      – L'attaque est résolue; le succès est infaillible. Le Corps-Législatif n'a plus d'autre ressource que de se rendre à discrétion au Directoire.

      Voilà les paroles de M. de Talleyrand le 14 fructidor!

      L'armée était pour le Directoire. Barras était la partie représentant le sabre dans le Directoire, et il avait une sorte de fermeté qui imposait, comme on l'a pu voir dans ce que j'ai écrit sur lui.

      Les lettres anonymes étaient nombreuses. Nous connaissions beaucoup de députés; et un jour, je crois que c'était le 16 fructidor, deux d'entre eux arrivèrent pour dîner chez ma mère avec une lettre anonyme chacun dans la poche de leur gilet. L'un était Clichien, l'autre un homme de la Révolution tout entier, un pur. La lettre du Clichien était ainsi conçue:

      «Tu es un scélérat de royaliste; tu dois mourir et tu mourras. Prends garde à toi!»

      Celui du révolutionnaire:

      «Misérable soldat de Robespierre! scélérat de terroriste! tu périras comme un chien enragé, et je serai le premier à tirer sur toi.»

      Le dernier était Salicetti; quant au Clichien, je ne veux pas le nommer.

      Un autre, qui vint dans la soirée, nous apporta un des placards affichés dans les escaliers intérieurs de plusieurs maisons. Ces placards disaient:

      «Prenez garde à vous, représentants d'un peuple libre! Le moment de la crise approche. Ne vous laissez pas surprendre. L'orage sera terrible, mais court. Éloignez-vous!»

      Madame Th… avait trouvé un de ces placards dans sa maison, et l'avait caché à son mari pour qu'il ne fût pas encore plus monté contre le Directoire: car, il l'était beaucoup, mais dans un autre sens que ceux de Clichy et du Manége.

      M. de Talleyrand n'avait pas de salon, à proprement parler. À cette époque, un salon était impossible; la société était trop mélangée pour un homme comme lui,


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<p>14</p>

Il avait épousé mademoiselle Clary, sœur de madame Joseph Bonaparte.