Histoire des salons de Paris. Tome 6. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 6 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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sottes gravures révolutionnaires, il y aurait moyen de les voir; mais autrement!.. comment les regarder seulement?..

      M. de Rastignac avait raison; M. de Talleyrand réunissait chez lui une foule de personnages très-différents de couleurs et d'opinions; mais l'armée était TOUT en France, comme toujours, au reste. Jamais les armées différentes, aussi, n'avaient eu à leur tête des hommes tels que ceux qui étaient les chefs de soldats dont la ferveur avait quelque chose de témérairement brave, qui faisait frémir l'ennemi au nom de l'armée française.

      À l'armée de Sambre-et-Meuse (à cette même époque où nous sommes maintenant, en l'an V19), il y avait Jourdan, Kléber, Championnet, Hoche, Marceau, Lefebvre, Ney, Grenier, Bernadotte.

      À l'armée du Rhin: Moreau, Desaix, Beaupuis, Sainte-Suzanne, Lecourbe, Saint-Cyr.

      À l'armée d'Italie: Bonaparte, Augereau, Masséna, Lannes, Laharpe, Murat, et tant d'autres distingués par leurs noms comme par leur bravoure personnelle avant et depuis ce moment.

      Quant à Bonaparte, ce n'était pas un esprit comme celui de M. de Talleyrand qui pouvait le méconnaître un moment; au ton de ses lettres seulement, on avait la hauteur de cet homme; on voyait que sa supériorité était sentie par lui… Il n'aimait pas le verbiage; ses idées étaient concises, claires et positives…; il écrivait un jour au Directoire en date de Vérone (15 prairial an IV):

      «J'arrive dans cette ville, citoyens directeurs, pour en repartir demain; elle est grande et belle: j'y laisse une bonne garnison pour être maître des trois ponts qui sont sur l'Adige…

      «Je viens de voir l'amphithéâtre: ce reste du peuple romain est digne de lui… Je n'ai pu m'empêcher de me trouver humilié de la mesquinerie de notre Champ-de-Mars; ici, cent mille spectateurs sont assis et entendraient facilement l'orateur qui leur parlerait.»

      Il y a dans ce laconisme toute une nature différente de la nature vulgaire.

      M. de Talleyrand, homme du monde, d'esprit et de talent, savait bien jusqu'à quel point il devait compter sur les hommes qui l'entouraient… – Le voile était tombé, si jamais il l'avait eu sur les yeux! Et maintenant il marchait à la lueur d'un jour orageux qui devait l'effrayer…

      Le cercle constitutionnel de Paris avait produit d'autres sociétés populaires, qui n'étaient pas des clubs révolutionnaires; on y professait le plus entier dévouement au Directoire. Il y avait dans la société-mère des hommes fort adroits et même habiles, qui ne voulaient que du pouvoir et de l'argent: le pouvoir pour eux n'était même pas un but, c'était un moyen. Il y avait à leur tête deux ou trois hommes influents par une même façon de voir et de penser. Parmi eux, le plus influent était M. de Talleyrand; madame de Staël, qui était la principale cause de sa rentrée en France, avait de fréquentes relations avec lui, comme je l'ai déjà dit, et à mesure que les événements devenaient plus importants et plus intenses, ces mêmes relations devenaient plus intimes entre madame de Staël, M. de Talleyrand et Benjamin Constant… Celui-ci était l'orateur du cercle constitutionnel; M. de Talleyrand était l'âme des conseils directoriaux. Madame de Staël lui dit un jour: – Voici le moment de vous mettre au ministère; vous êtes habile, vous faites de ce Barras et des autres tout ce que vous voulez; nous serions bien empêchés alors si, à nous trois, nous n'arrivions pas à un ministère. Celui qui vous va le mieux est celui des Affaires étrangères. La République peut avoir grand crédit et faire peur quand elle parle au nom du sabre, mais je crois que les cabinets étrangers aiment mieux avoir à conférer avec un homme bien né et d'esprit qu'avec un sot ou un pédant.

      Ce fut alors que le parti constitutionnel ayant demandé et obtenu le départ de quelques ministres, le ministère des Relations extérieures fut vacant, et M. de Talleyrand l'obtint. Sa nomination fut arrêtée dans un dîner chez Barras, non pas à Paris ni à Grosbois, mais à Surênes, dans une sorte de petite maison que le directeur avait dans ce village, où depuis on a couronné des rosières. Ce n'est, certes, pas en mémoire de la nomination de l'évêque d'Autun au ministère… Barras ne repoussait personne; il accueillait le parti constitutionnel pur; mais, était-il parti, Barras s'en moquait, et s'en moquait surtout dans ses orgies. Il est pénible d'avoir à le dire; mais, dans le moment que je décris, l'influence de madame de Staël, pour faire nommer M. de Talleyrand, a peut-être été funeste à beaucoup de gens… Madame de Staël est une femme trop supérieure pour être intrigante; ce mot serait une injure qu'elle est loin de mériter. Mais je dois dire en même temps que son attachement pour M. de Talleyrand, et peut-être aussi le faible de la célébrité, qui voulait qu'elle fît beaucoup parler d'elle, ont été nuisibles à beaucoup de personnes, et même aux affaires du Gouvernement…

      Ce changement de ministère eut lieu le 26 messidor: ce fut Rewbell qui le proposa… Il y eut, à propos de ce ministère, un mot assez singulier de Rewbell. Carnot, tout effarouché de ce changement, vrai et franc républicain, homme d'honneur et de cœur, fut assez mal édifié de l'arrivée de l'évêque d'Autun au milieu de toute notre république, à laquelle il croyait toujours, le pauvre rêveur, et qui n'était déjà plus qu'un être de raison…; il dit donc qu'il fallait VOIR, et attendre pour délibérer enfin…

      – Qu'est-ce à dire? répondit Rewbell; un directeur doit toujours être prêt à délibérer

      Et le ministère fut nommé, et ce fut ainsi20:

      Talleyrand, aux Relations extérieures.

      Le général Hoche, à la Guerre.

      Lenoir-Laroche, à la Police.

      Préville-Pelet, à la Marine.

      François de Neufchâteau, à l'Intérieur.

      Ce ministère n'était pas mal en lui-même; mais dans les circonstances où l'on se trouvait, il était évident que le Directoire le donnait avec des intentions hostiles.

      M. de Staël, qu'on ne connaîtrait pas s'il n'eût été le mari de madame de Staël, était alors ambassadeur de Suède à Paris… Madame sa femme, qui connaissait sa nullité en affaires, conviction douloureuse, au reste, pour une femme supérieure comme elle, l'employait quelquefois au moment d'un changement de ministère, et lorsque M. de Talleyrand fut nommé, il fallut ramener à soi des gens qui en étaient fort éloignés. De ce nombre était Thibaudeau; Thibaudeau était un homme antique, un homme à la Plutarque, qui vécut pauvre sous la pourpre sénatoriale comme il y était entré et comme il en sortit. Il n'aimait pas les phrases louangeuses. Comment prendre cet homme-là? M. de Talleyrand ne le comprenait pas, et je crois que madame de Staël ne le comprit pas plus. Il était, au reste, fort influent, et madame de Staël le savait.

      Un jour donc qu'il revenait d'une petite maison à Meudon qu'il avait acquise de la dot de sa femme, il trouva chez lui M. de Staël, qui lui annonça le changement de ministère, et principalement la nomination de M. de Talleyrand.

      M. l'ambassadeur de Suède l'était un peu en ce moment de madame sa femme; il était chargé d'observer, de parler, etc. Il parla, mais n'observa pas; et ce fut avec toute la liberté de se livrer au chagrin que lui causait la nomination de M. de Talleyrand que Thibaudeau l'apprit de M. de Staël.

      – Mais pourquoi ce changement subit? disait Thibaudeau.

M. DE STAËL

      Les ministres renvoyés étaient tous des royalistes.

THIBAUDEAU

      Êtes-vous bien certain de l'opinion de ceux qui entrent à leur place?

M. DE STAËL

      Oh! comment en douter?

THIBAUDEAU

      Pourquoi?

M. DE STAËL

      Parce qu'ils ont fait tant de sacrifices!

THIBAUDEAU

      Lesquels, s'il vous plaît?

M. DE STAËL

      Mais… je crois… que… c'est…

THIBAUDEAU

      Allons, ne cherchez pas, car vous ne pourriez trouver… et ce que vous diriez serait pour moi, représentant du peuple, une crainte


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<p>19</p>

Les ennemis (an V) n'avaient à opposer que le prince Charles et Wurmser, vieillard honorable, ainsi que Beaulieu. Voici une lettre de Beaulieu, écrite à cette époque à Vienne, et qui fut interceptée par nous:

«Je vous avais demandé un général, et vous m'envoyez Argenteau. Je sais qu'il est grand seigneur, et qu'indépendamment des arrêts que je lui ai donnés, on va le faire feld-maréchal de l'empire. Je vous préviens que je n'ai plus que vingt mille hommes, et que les Français en ont soixante mille; que je fuirai demain, après-demain, tous les jours, s'ils me poursuivent. Mon âge me donne le droit de tout dire; en un mot, dépêchez-vous de faire la paix à quelque condition que ce soit.

On voit que l'Autriche devait être plus qu'inquiète. Ce fut alors que, lorsqu'on proposa la paix, on accepta à Leoben, et plus tard à Campo-Formio.

<p>20</p>

Le ministère qui fut renvoyé était ainsi composé:

À la Police, Cochon l'Apparent.

À la Guerre, Petiet.

À l'Intérieur, Bénézet.

À la Marine, Truguet.

Aux Affaires étrangères, Charles Lacroix.