Histoire des salons de Paris. Tome 6. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 6 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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connais leur danger: aussi est-ce pour cette raison que je m'y oppose de toutes les forces que je puis réunir en moi.

MADAME DE STAËL

      Vous ne les réunirez pas en assez grand nombre, car elles sont plus fortes que vous dans le camp ennemi.

THIBAUDEAU, toujours calme et souriant

      Lequel?

MADAME DE STAËL

      Vous raillez! en est-il un autre que celui formé par les Clichiens?

BENJAMIN CONSTANT

      Ils sont cent quatre-vingt-dix pour la royauté dans les Conseils.

THIBAUDEAU, avec dignité

      Je ne le crois pas.

MADAME DE STAËL

      Cela est positif.

THIBAUDEAU

      Cela m'affligerait alors profondément, mais ne me ferait pas changer d'avis… car… je ne crois pas que le Directoire veuille véritablement accueillir les constitutionnels.

MADAME DE STAËL

      Écoutez, je sais avec certitude que le Conseil des Anciens veut se transporter à Rouen pour être plus près du théâtre de la guerre de la chouannerie; le Directoire restant ici, il gardera avec lui cent trente députés fidèles; le reste a prêté serment de rétablir le prétendant sur le trône.

BENJAMIN CONSTANT

      Le Directoire doit être désormais le point de ralliement des républicains; il ne peut compter que sur eux; il ne peut même attendre à l'année prochaine. Savez-vous ce qu'a répondu Portalis, avec son accent provençal? On lui demandait s'il voulait garantir le Directoire de l'échafaud pour l'année suivante; il répondit franchement: «Non.» Il faut donc former une majorité républicaine; ralliez-vous avec vos amis, Chazel, Chénier, Jean Debry; vous pouvez donner la majorité, donnez-la au Directoire.

THIBAUDEAU

      Je ne puis nier qu'il n'y ait un parti royaliste dans les Conseils; mais je repousse même la pensée qu'il soit en majorité, et vous-même ne le pouvez croire. Si cette majorité existe, comment espérer en former une autre républicaine? Nous ne parlons plus comme en 93 et en l'an III; mais les temps sont changés aussi, et les habitudes révolutionnaires doivent insensiblement céder au régime constitutionnel. Et lorsque nous nous y soumettons par honneur, le Directoire demeure stationnaire et veut s'obstiner à ne pas faire un pas. C'est cette désunion qui fait croire à un parti royaliste. Mais croyez bien que les propriétaires, classe importante dans l'État, n'en croient pas une parole. Que le Directoire donne franchement son adhésion à un plan de conduite concerté avec les constitutionnels, je lui réponds d'avance d'une immense majorité dans les deux Conseils… Mais je ne me mets avec lui qu'à cette condition; j'aime mieux être victime de mon respect pour la constitution que de faire une lâcheté. Je ne me dissimule pas les dangers de ma position: toutefois, elle est la seule honorable. On peut nous décimer, mais alors le Directoire portera un coup mortel à lui-même et à la République26.

MADAME DE STAËL

      Mais si les Conseils et la majorité transportent leur séance hors de Paris, que ferez-vous?

THIBAUDEAU

      Je suivrai la majorité.

MADAME DE STAËL

      Et si cette majorité arbore le drapeau blanc?

THIBAUDEAU

      Je me réunirai aux députés fidèles.

BENJAMIN CONSTANT, sèchement

      Ils ne vous recevront plus.

THIBAUDEAU

      Je saurai mourir.

      Telle fut la première entrevue entre Benjamin Constant et Thibaudeau, qu'on regardait avec raison comme l'un des membres les plus influents des Conseils. M. de Talleyrand fut instruit de ce résultat, et voulut alors faire par lui-même. Il dit à Benjamin Constant de donner à dîner à Thibaudeau, à Jean Debry27 et à Riouffe. Thibaudeau, espérant toujours ramener le Directoire à de meilleurs sentiments, accepta, et détermina ses collègues à suivre son exemple. Jean Debry, surtout, ne voulait pas aller chez Benjamin Constant.

      – Pourquoi se mêle-t-il de nos affaires? disait Jean Debry; je ne l'aime pas. Quant à Talleyrand!.. celui-là!..

      Et il faisait des signes qui donnaient la traduction de ce qu'il ne disait pas.

      Le dîner eut lieu. Le soir, M. de Talleyrand vint comme pour faire une visite; la finesse de son jugement l'avait averti que probablement ses chargés d'affaires ne s'acquittaient pas bien de leur mission.

      – Puisque vous acceptez aussi souvent chez mes amis, dit M. de Talleyrand à Thibaudeau, vous ne pouvez me refuser moi-même pour un jour de cette semaine.

      Thibaudeau accepta d'autant plus volontiers, que ce jour-là l'affaire avait été plutôt éloignée qu'attaquée. M. de Talleyrand voulut avoir l'honneur de la capitulation de la place, après avoir fait battre en brèche par les autres.

      Le dîner eut lieu le 28 thermidor. On voit que les événemens marchaient vite, et que le coup d'État devenait urgent.

      Les convives étaient peu nombreux, et cette fois madame de Staël n'y était pas; il y avait Jean Debry, Riouffe, Poulain-Grandpré et Thibaudeau. M. de Talleyrand alla d'abord au but; il a toujours une de ces franchises attrapantes qui sont bien subtiles: il ne dissimula aucunement à Thibaudeau l'importance qu'il attachait à la réunion de son parti et de lui au Directoire, et finit sa très-courte allocution par la demande formelle de cette réunion.

THIBAUDEAU

      Mais je ne suis pas seul.

M. DE TALLEYRAND

      Vous êtes fort important, et chacun le sait. Demandez au député Poulain-Grandpré ce qu'il en pense.

POULAIN-GRANDPRÉ

      Vraiment, je le crois bien! (Tirant un grand papier de sa poche). Voici la liste, jour par jour, des discussions importantes dans lesquelles le citoyen Thibaudeau a parlé28… Sur douze, il a entraîné la majorité onze fois.

      M. de Talleyrand sourit; il croyait être sûr que la flatterie avait été à son but. Le fait est qu'elle était adroite.

BENJAMIN CONSTANT

      Vous avez entendu madame de Staël l'autre jour, mon cher député; eh bien! elle est parfaitement instruite, et la majorité royaliste est telle qu'elle nous l'a dit.

THIBAUDEAU

      Oui, je sais que la conspiration royaliste n'est que trop flagrante!.. Je ne le sais que trop, vous dis-je!

M. DE TALLEYRAND

      Eh bien! lorsque vous pouvez arrêter le mal, vous vous y refusez!.. Étrange aveuglement!..

THIBAUDEAU

      Écoutez, nous sommes d'accord sur plusieurs points, mais il en est sur lesquels nous ne nous entendons plus.

RIOUFFE

      L'intégralité de la constitution conservée; hors de là, point de salut pour la République.

M. DE TALLEYRAND

      Qui parle de la violer?

JEAN DEBRY

      Tout ce que nous voyons, tout ce que nous entendons, prend une voix pour nous le dire… Mon collègue a exprimé ma pensée, et je répète après lui: Intégralité de la constitution.

M. DE TALLEYRAND

      Je m'y engage au nom du Directoire; lui-même ne veut que la constitution. Nous sommes donc d'accord.

THIBAUDEAU

      Je ne le crois pas, car il nous faut une garantie pour l'avenir; et qui nous la donnera?

BENJAMIN CONSTANT

      Le Gouvernement a fait de grandes fautes, on ne le peut nier; mais les récriminations aigrissent au lieu de fermer la blessure. Laissons donc tout le passé et même l'avenir, pour ne nous occuper que du présent…

JEAN DEBRY, souriant

      Le présent et l'avenir se tiennent de trop près pour les séparer.

M. DE TALLEYRAND

      Tout ira bien, si Thibaudeau ne veut pas faire le rapport sur le dernier message29 du


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<p>26</p>

Propres paroles de Thibaudeau.

<p>27</p>

Jean Debry, dont il est souvent question dans cet article, est un homme dont le Directoire savait apprécier les talents, et qu'il voulait rattacher à lui. Député de l'Aisne à l'Assemblée Législative, il eut une carrière parlementaire très-importante; ce fut lui qui fit déchoir Louis XVIII de son droit à la régence, et qui fit prononcer l'accusation contre les princes émigrés. En général, il était fort exagéré et fort peu tolérant, mais d'un républicanisme dont nous n'avons aucune idée aujourd'hui: ainsi ce fut lui qui fit décréter que toujours on jouerait la Marseillaise à la garde montante. Il était très-exalté, mais vrai, et cette certitude donnait une grande autorité au député qui siégeait souvent entre deux faux frères; il était admirable pour le général Bonaparte, qu'il vénérait. Je crois bien que M. de Talleyrand ne l'aimait guère, Jean Debry.

Nommé ministre de la République au congrès de Rastadt, il partit avec Bonnier et Robertjeot. Arrivé à Rastadt, il fit tout ce qu'il put pour maintenir la dignité de la République; et, pour se livrer plus tranquillement aux fonctions nouvelles qu'il avait adoptées, il envoya sa démission de député au Conseil. C'était un républicain trop zélé, peut-être: voilà son seul défaut. On sait quel fut le sort des plénipotentiaires de Rastadt… il y a un voile sur cette sanglante catastrophe, que la main du temps soulèvera peut-être, mais qui ne l'est aujourd'hui qu'à demi. Assassinés tous trois par les hussards Szeklers chargés de les escorter, Jean Debry fut le seul qui échappa. C'était la nuit; il essaya de fuir, couvert de blessures, transi de froid, troublé par la crainte de voir revenir ses meurtriers; le malheureux se traîna de buisson en buisson jusqu'à une maison hospitalière où il fut reçu. Sa convalescence fut longue; le jour où il rentra dans l'Assemblée, l'émotion fut au comble… Il avait encore le bras en écharpe, il était pâle; et puis, en revoyant ses collègues, ils lui rappelaient les deux victimes qui étaient tombées avec lui, mais pour ne pas se relever… Il prononça un discours à la suite duquel il fut couvert d'applaudissements… sa dernière phrase fut oratoire, elle enleva les acclamations.

– Vengeance contre l'Autriche! s'écria-t-il avec cette puissance d'émotion qu'il avait au dernier degré… On lui répondit par un autre cri formé par cinq cents voix!..

Les fauteuils des deux autres plénipotentiaires ne furent jamais occupés; on jeta sur eux un crêpe noir, au travers duquel on voyait leurs noms entourés d'une couronne civique… Et lorsque dans quelque cérémonie on procédait à l'appel nominal, le député le plus voisin du fauteuil répondait: «Mort assassiné au congrès de Rastadt.»

<p>28</p>

Cette liste était depuis le 1er prairial, c'est-à-dire deux mois et demi.

<p>29</p>

Message qui faisait part de toutes les adresses des différents corps d'armée au Directoire.