Histoire des salons de Paris. Tome 6. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 6 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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le trouva le 18 fructidor.

      Si Pichegru eût été, non pas un homme de génie, mais un homme supérieur à Augereau, qui était bien certainement le plus nul qu'on pût rencontrer, le Directoire était perdu au 18 fructidor. Mais il se borna à faire d'avance un beau plan pour rétablir la garde nationale… la chose était stupide. Avant que le projet fût adopté, que la loi eût passé, que tout fût en ordre, il aurait eu le temps d'aller et de revenir de Sinnamary à Paris. Il n'eut enfin aucune prévoyance dans cette circonstance majeure qui devait influer sur la destinée à venir de la France.

      À propos de cette garde nationale, j'ai déjà dit ce que Bernadotte écrivait à Bonaparte le 15 fructidor:

      «Malgré les tentatives de Pichegru et compagnie, la garde nationale ne s'organise pas… Je vous envoie un précis de la vie de Pichegru.»

      On voit que déjà à cette époque Pichegru était noté par les républicains.

      Le 17, à la réunion des députés pour la séance des commissions des inspecteurs, ils étaient nombreux; l'agitation était extrême. On redoutait TOUT, sans aller au devant de rien. J'avais dîné dans le Marais, rue des Trois-Pavillons, chez madame de Saint-Mesmes, une de nos amies; le soir, lorsqu'on vint me chercher, quoique cette partie de Paris que j'avais besoin de traverser pour revenir chez ma mère, rue Sainte-Croix, ne fût le théâtre d'aucun trouble, cependant on voyait qu'il se préparait une scène tragique et sérieuse. On parlait de canons amenés du parc d'artillerie de Meudon, et chacun, se rappelant la canonnade du 13 vendémiaire, tremblait pour soi et les siens… La nuit fut terrible; le silence de mort qui régna dans la ville était peut-être encore plus effrayant que le bruit de la fusillade, car on savait qu'un grand acte d'iniquité s'accomplissait dans l'ombre… Et comment se jouait ce drame important dans lequel la nation avait le premier rôle? De toutes les scènes de la Révolution, le 18 fructidor est peut-être celle qui m'a le plus vivement impressionnée.

      L'agitation était à son comble, comme je l'ai dit. M. de Talleyrand, qui conduisait toute cette grande affaire, riait pendant ce même temps de ce qui se passait, car il en était informé heure par heure, et plusieurs fois il fit parvenir de faux avis aux députés pour les effrayer davantage… ils ne l'étaient que trop!.. On vint dire dans le Conseil des Cinq-Cents que le Ministère de la Police était illuminé, que l'État-Major de la place l'était aussi, et que ces deux maisons avaient plus de deux cents voitures autour d'elles. On y envoya… il n'y avait pas une bougie, pas un fiacre; mais la terreur était au plus haut degré dans le Corps-Législatif. À minuit et demi, M. Cardonnel, que nous avons vu si brave depuis sous la Restauration, mais qui alors ne l'était guère, arriva dans la salle saisi de la plus burlesque terreur. Il était pâle, effaré, ayant deux collègues aussi pâles que lui de chaque côté de sa personne; mais, malgré la peur, ils avaient tous trois de grands sabres qui traînaient par terre et dont le bruit leur faisait peur… Cette peur qui les possédait était si violente qu'elle exerça un effet magnétique sur toute l'Assemblée; il semblait qu'elle formulait en réalité le péril pour tous… Ils demeurèrent immobiles. M. Cardonnel était dans un état violent.

      – Nous sommes perdus, dit-il d'une voix tremblante; un homme sûr vient de m'éveiller en me disant que moi et mes collègues nous allions être arrêtés… que six cents personnes étaient désignées pour être égorgées!..

      Et le malheureux tombe sans force sur une chaise. L'effet de cet avertissement vague et donné par un homme que la peur mettait évidemment en délire fut cependant d'achever la démoralisation complète de l'Assemblée. En révolution, le parti qui délibère plus d'un quart d'heure lorsqu'il est attaqué, est perdu…

      Ceci se passa le 16 fructidor. Ce fut le même soir que Thibaudeau écrivait ces belles paroles:

      «Il n'y a plus que mort et avilissement; que faire? Rien; le crime triomphe. Républicains vertueux, enveloppez-vous!..»

      Le résultat de ces tristes journées, tombeau de la République, fut, comme on le sait, la mutilation de l'Assemblée… Pichegru, accusé véhémentement, ne répondit que par des déclamations vagues lorsqu'il fallait des faits… Toutes les fois que M. de Talleyrand, tout en jouant au whist, ou bien au piquet, ou encore au creps, qu'il aimait fort à cette époque, recevait une des fréquentes nouvelles qui lui étaient apportées de quart d'heure en quart d'heure, il souriait sans parler. Il avait si bien prévu ce qui arrivait; il avait joué contre des hommes qu'il connaissait.

      On sait comment Augereau fit le gendarme cette nuit du 17 au 18 fructidor, et comment il arrêta Pichegru en lui mettant exactement la main sur le collet!.. Pichegru était traître à la patrie ce jour-là, c'est un fait positif; mais sa conduite n'excuse pas celle d'Augereau; quelle action! Car enfin la gloire de Pichegru, effacée par sa conduite ultérieure, ne l'était pas encore, et son auréole aurait dû être respectée par un frère d'armes. Et puis la représentation nationale le mettait à l'abri, sinon d'une enquête, au moins d'une violence…

      Une circonstance que j'ai omise dans le Salon de Barras, et qui pourtant est assez extraordinaire, c'est que, le 18 fructidor, Barras fut Roi pendant vingt-quatre heures. On prétend que M. de Talleyrand lui conseilla de retenir le pouvoir que cette dictature passagère lui avait mis dans les mains, mais il n'osa pas. Le fait est que Laréveillère-Lépaux, honnête homme, quoique théophilanthrope, avait fui la séance des délibérations ce jour-là… que Rewbell avait la tête perdue et voulait des choses que probablement Barras ne voulait pas, parce qu'on le gardait à vue dans son appartement. Quant aux deux autres, Carnot et Barthélemy, ils étaient désignés tous deux pour être fructidorisés, comme on le disait alors… Barras était donc parfaitement le maître… Quelques jours avant le 18, dînant chez M. de Talleyrand, celui-ci lui parla, non pas avec franchise, cela ne lui arrive jamais, mais avec cette confiance de Robert Macaire à Bertrand qui sait qu'on s'attend à ce qu'il va dire, et agit en conséquence.

      Paris entendit UN coup de canon, car ce fut avec un SEUL coup de canon, encore tiré à poudre, que le Directoire fut quitte (et les Parisiens aussi) de la révolution si importante du 18 fructidor… Une partie de l'Assemblée fut exilée, déportée; l'autre demeura cachée et revint peu à peu dans le lieu de ses séances. En vérité, nous en venions à avoir des révolutions à l'eau rose… Madame de Coigny disait à propos de cette dernière secousse:

      – Voyez ce que c'est que d'avoir un homme de bonne compagnie à la tête des affaires! Voilà M. de Talleyrand qui mène la France comme son diocèse avec des mandements. Seulement, c'est un général, au lieu d'un grand-vicaire, qui les proclame…

      Il paraît, néanmoins, qu'entre un coup de creps et un robber de whist, M. de Talleyrand avait autrement décidé du sort d'une partie des Conseils… Ensuite, comme sa nature n'était pas d'être cruel violemment, il se borna à conseiller l'exil pour ceux qui demeurèrent bravement à leur poste. Je crois que ce fut cette fois que Barrère fut condamné à la déportation, comme faisant partie de je ne sais quelle faction; car, en vérité, on s'y perd; et n'étant pas arrivé à temps au lieu de l'embarquement, il demeura en Europe, et l'on dit assez plaisamment que c'était la première fois qu'il n'avait pas pris le vent.

      Un fait assez curieux pour l'époque et le temps relativement à l'état de la société, c'est ce soin minutieux pour des gens qu'on envoie à Rochefort dans des CHARIOTS GRILLÉS comme des bêtes féroces; ils vont ainsi, et puis ils ont pour gardien, pour geôlier, ou plutôt pour bourreau, un homme dont les manières brutales devinrent tellement intolérables à ses victimes qu'elles en poussèrent des cris malgré la patience évangélique de la plupart d'entre elles… Le Directoire les entendit, et on rappela le général Bourreau, qu'on appelait le général Dutertre.

      Le 19 au matin, nous apprîmes, en nous réveillant, que M. le marquis de Bouillé, marchant contre nous, avait été arrêté; que Moreau accourait à marches forcées sur Paris pour soutenir les Clichiens; et que, de désespoir, Dumourier s'était jeté d'un quatrième étage sur le pavé. Du reste, aucune preuve de tout cela.

      Merlin de Douay et François de Neufchâteau furent élus, le premier en remplacement de Barthélemy, le dernier à la place de Carnot, qui s'échappa. On prétend


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