Histoire des salons de Paris. Tome 6. Abrantès Laure Junot duchesse d'

Histoire des salons de Paris. Tome 6 - Abrantès Laure Junot duchesse d'


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Bonaparte, vous avez réalisé le vœu le plus cher de ma vie!

      Et voilà comment l'expédition d'Égypte eut lieu. Le Directoire, qui voulait à tout prix éloigner Bonaparte, a-t-il indiqué ce plan? M. de Talleyrand l'a-t-il trouvé tout seul? l'a-t-il donné à Bonaparte pour le servir ou pour le perdre? voilà qui n'est pas connu et ne le sera jamais. En serait-il de ceci comme des contes de chevalerie où l'on donne à un chevalier une expédition périlleuse dont il se tire à sa gloire, et qui même ne fait que l'augmenter quand il y devait mourir?.. Est-ce cela?.. Je le répète, on ne saura jamais la vérité44.

      Quoi qu'il en soit, Bonaparte partit pour l'Orient, laissant M. de Talleyrand en tiédeur assez prononcée avec le Directoire. Son salon, rendez-vous général, comme celui de madame de Staël, rassemblait ce qui se reformait alors de la bonne société française. Barras, qui avait connu et apprécié le pouvoir de la bonne compagnie en France, quoiqu'il ne l'aimât pas, craignait souvent qu'une raillerie partie de l'une de ces deux maisons ne fît une blessure mortelle au pouvoir exécutif. M. de Talleyrand, étendu dans un fauteuil ou sur un canapé, écoutait longtemps, sans parler, les hommes qui étaient chez lui, ainsi que les femmes, et il y en avait de bien spirituelles; et puis il se soulevait lentement et laissait échapper une phrase bien salée sur ses amis les directeurs comme sur leurs ennemis les députés.

      Il avait encore une jolie figure à cette époque, M. de Talleyrand; il avait des cheveux admirables et d'une charmante couleur. Son regard, depuis si atone, et si constamment mort même, avait encore une finesse charmante; il pouvait plaire enfin et plaisait. Il aimait cette vie du monde, d'intrigues de femmes, de petits billets à lire et à répondre; cette existence enfin du marquis de Moncade allait à miracle à M. de Talleyrand. Cette tradition du valet, dans l'Homme à bonnes fortunes, tordant le mouchoir trempé d'eau ambrée, a été prise chez M. de Talleyrand, ainsi que les mots: A-t-on mis de l'or dans mes poches? l'a été de M. le maréchal de Richelieu.

      M. de Talleyrand aimait aussi la politique; mais il l'aimait, comme le disait son oncle le comte de Périgord, parce qu'elle lui servait à autre chose qu'il aimait mieux encore. En effet, il aimait (ce qu'il veut encore) à être le premier en tout, et le pouvoir conduit à faire réussir même une chose morale en ce monde; mais, du reste, paresseux en toutes choses, il n'aimait ni le travail, lorsqu'il traversait ses plaisirs, ni les inquiétudes sans cesse renouvelées que le gouvernement directorial faisait surgir autour de lui. Toute cette vie inquiète l'ennuyait; on pouvait prévoir, lorsqu'on dînait chez lui ou qu'on y passait la soirée, que bientôt il n'habiterait plus l'hôtel des Affaires étrangères. On s'y moquait assez ouvertement des représentants du peuple qui ne représentaient rien, et du Directoire qui ne dirigeait rien. J'étais trop jeune alors pour aller dans le monde; mais mon frère, mon beau-frère et ma mère, qui tous trois y allaient beaucoup à cette époque, racontaient une foule d'anecdotes très-curieuses à cet égard.

      Je ne sais comment Sottin avait fait sa paix avec M. de Talleyrand, après le dîner où tous deux se dirent tant de gracieusetés à Auteuil; mais ils étaient au mieux depuis qu'ils étaient collègues. Le bruit courut que Sottin avait dit dans le salon de M. de Talleyrand un mot qu'il avait dit la veille chez Barras, qu'il jouerait un bon tour aux deux Conseils qui se donnaient les airs de faire les malheureux, et de se plaindre du 18 fructidor; on avait ajouté qu'autorisé par le sourire du maître de la maison, tout le monde avait ri, et que M. de Talleyrand avait ajouté:

      – Ils le méritent.

      Mais ceci, je ne le garantis pas: je le rapporte parce que je l'ai entendu dire à tout le monde.

      Or, voici la raison de ce tour que voulait jouer Sottin, qui, du reste, était un beau fils, un beau danseur, et pas mal venu auprès de beaucoup de femmes, mais fort peu apte à faire un ministre de la Police.

      Je ne sais comment les représentants n'avaient pas de costumes; le Directoire avait le sien, que j'ai déjà décrit: costume féodal, demi moyen âge, demi Louis XIII; en somme, fort ridicule. Les représentants, tant qu'ils eurent l'ombre d'un pouvoir, crurent n'avoir besoin d'aucun signe extérieur qui révélât leur mission; mais lorsqu'ils ne furent plus que des représentants de nom, comme le Suisse du château de Notre-Dame de la Garde, alors il fallut mettre une enseigne qui dît: Je suis représentant, comme avait fait le loup qui, ne pouvant pas parler, avait mis sur son chapeau: Je suis Guillot, berger de ce troupeau.– Les députés décidèrent donc qu'ils auraient un costume. Pour narguer le Directoire, qui avait pris le moyen âge, les Conseils se firent un costume45 tout grec et tout romain. Il n'en fallait pas moins pour des Cicérons, des Catons et des Aristides; mais le plus curieux, c'est que les inspecteurs chargés de faire faire les costumes ne trouvèrent pas la pourpre des Gobelins, celle de Baréges (supérieure peut-être à celle de Tyr), assez belle, ainsi que l'étoffe, et ils imaginèrent de faire faire le casimir des manteaux en Angleterre. C'était au moins maladroit pour un corps dont on venait de couper un bras, sur le seul soupçon de royalisme ou de non-patriotisme. Ce fut à ce propos que Sottin dit au milieu du salon de Barras ce propos que j'ai rapporté, et qu'il répéta le lendemain chez M. de Talleyrand.

      Les manteaux arrivèrent. Comme ils étaient marchandise anglaise, la douane les confisqua… Grande rumeur! plainte au Directoire… Message des Conseils. Ce message, reçu par les directeurs assemblés avec leurs ministres, fut sérieusement reçu et comiquement discuté. Lorsque les ministres et le Roi-Directoire se furent bien divertis, on rendit une ordonnance pour que les manteaux revinssent à Paris… Mais dans la réponse aux Conseils et d'après l'avis de M. de Talleyrand, le Directoire ne répondit pas un mot aux plaintes des députés qui se plaignaient que les ministres leur faisaient faire antichambre. On se borna à en rire tout bas et à répéter le mot fort spirituel que dit un ministre: Pourquoi y viennent-ils?

      Et c'était vrai.

      Quant aux manteaux, ils n'en furent pas moins saisis; mais je crois être sûre qu'au lieu de la douane, ainsi qu'on le dit beaucoup dans le temps, ce fut à Lyon même, où ils avaient été portés pour être brodés, que Sottin les avait fait saisir. Le tour était, dans le fait, beaucoup plus remarquablement insolent.

      Pendant ces misérables querelles, le salon des Affaires étrangères se meublait très-convenablement. M. de Talleyrand présentait chaque jour un nouvel arrivant. M. Angiolini, ministre plénipotentiaire du grand-duc de Toscane, venait d'arriver à Paris, et fut présenté par M. de Talleyrand en audience solennelle au Directoire46. L'envoyé de la république Romaine vint après lui, puis celui de Gênes, celui d'Espagne. Le corps diplomatique se formait. M. de Staël était ambassadeur de Suède. On voit que le corps diplomatique annonçait ce qu'il fut en effet en l'an VII.

      À cette époque, M. de Talleyrand reçut une première attaque qui révélait la disposition dans laquelle on était contre lui en France. Des placards furent apposés par un nommé Jorry, et ces placards étaient fort injurieux. M. de Talleyrand y répondit, et il eut tort. Il niait ce que disait l'autre; c'était simple: on ne veut jamais accepter une injure. Mais, de ce moment, la situation de M. de Talleyrand ne fut plus la même. Chaque jour une nouvelle accusation était portée contre lui; dans les journaux, dans les salons républicains, dans les salons royalistes, partout son nom avait un entourage qui s'opposait à l'approbation et provoquait le blâme. Les républicains lui reprochaient sa noblesse, fait inhérent à lui-même et impossible à détruire. Son état de prêtre lui faisait aussi du tort auprès du parti. On y disait avec raison que le caractère religieux avait un cachet indélébile que ni le temps ni l'apostasie ne peuvent détruire: les serments faits à Dieu ne sont jamais remis. D'un autre côté, la noblesse lui reprochait et son apostasie religieuse et son apostasie politique. Nul, dans ce parti, ne lui pardonnait d'être ministre du Directoire, et d'être enfin le serviteur de ces mêmes hommes qui avaient versé le sang des saints47. – Et tout cela prenait un caractère d'autant plus grave que l'accusé s'appelait Talleyrand de Périgord. C'est un engagement tacitement pris avec l'honneur et tout ce qu'il impose, que le poids d'un grand nom.

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<p>44</p>

Au moment où je parle, il me revient en souvenir tout ce que M. d'Abrantès m'a conté de cette époque. La confiance de l'empereur était toujours la plus entière en lui, et il croyait que M. de Talleyrand la méritait et avait été, en effet, du parti du général Bonaparte contre le Directoire. Quoi que M. de Talleyrand ait pu faire contre l'empereur depuis, je suis juste quand il faut l'être.

<p>45</p>

Depuis l'Assemblée Constituante, c'est-à-dire le moment où la séance du Jeu de Paume sépara les trois ordres, il n'y eut aucun costume pour les représentants. Les conventionnels ne portaient qu'une écharpe tricolore, et ceux qui allaient à l'armée y ajoutaient un panache aux trois couleurs. Après le 9 thermidor, quelques députés portèrent des armes, telles qu'un sabre, un poignard… Ce ne fut qu'après le 18 fructidor que les Conseils s'habillèrent, et s'enveloppèrent d'une toge comme d'un linceul. Ainsi qu'on orne les morts en Égypte et au Mexique, on parait les représentants après leur mort morale.

<p>46</p>

Il remplaçait un autre envoyé du grand-duc de Toscane, qui avait failli compromettre la bonne intelligence des deux pays. Le comte Carletti, ministre de Toscane en France, y était venu, à ce qu'il paraît (en l'an III), avec un plan pour faire sauver madame la duchesse d'Angoulême du Temple, où elle était encore. C'était un homme très-singulier que ce comte Carletti: étant à Florence, où il était grand-chambellan du grand-duc, il se battit en duel avec M. Windham, qui, depuis, fut si fameux dans ses querelles avec M. Pitt, et qui, toujours querelleur, à ce qu'il paraît, se battit aussi avec M. Pitt. Les Anglais rient de tout avec leur air paisible: on rit de ce duel, on plaisanta même jusque dans une caricature, où M. Windham était vis-à-vis de M. Pitt, représenté par une lame de couteau surmontée d'une tête parfaitement ressemblante (on sait que M. Pitt était fort maigre), et M. Windham disait avec la banderolle: «Je ne sais pas tirer sur une lame de couteau.»

Quant au comte Carletti, il fut admis dans la Convention, reçut l'accolade du président, qui, alors, était Thibaudeau, et demeura quelque temps à Paris; mais il paraît qu'il intrigua du côté du Temple. Il fit bien; mais ce qui fut mal, c'est qu'il le fit maladroitement, ce qui aurait aggravé la position de la noble femme qui y languissait depuis tant d'années, et qui fut heureusement échangée quelques mois après. Le comte Carletti ayant demandé à la voir avant son départ, qui eut lieu en l'an V, et cette dernière démarche ayant réveillé la méfiance, on demanda son changement.

<p>47</p>

Au moment où M. de Talleyrand prit le ministère des Affaires étrangères, il y avait trois régicides au Directoire, Barras, Carnot et Rewbell.